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LA VIE ET LA MORT DES FÉES

gens affairés, devant les maisons aux fenêtres lumineuses et d’où sort une délicieuse odeur d’oie rôtie pour le festin du soir. La pauvre petite fait flamber ses inutiles allumettes, une à une, et chacune lui procure un beau songe : poêle ronflant, table mise, oie rôtie entourée de compote de pommes, brillant arbre de Noël aux milles bougies et aux branches lourdes de joujoux dorés ; tous les bonheurs entrevus par des vitres éclairées ou des fentes de portes. Puis la mort se présente sous la figure de la bonne vieille grand’mère qui lui tend les bras. Et la petite âme s’envole, suivant son rêve. Personne n’a mieux parlé qu’Andersen de l’enfance misérable, il l’a vécue, et, comme la petite marchande d’allumettes, il a toujours eu la faculté de se consoler de la vie par le rêve. Il se fût laissé entraîné à dire comme Shakespeare : « Nous sommes de la même étoffe que nos rêves. »

Sa vie s’identifiait si bien avec le songe que le songe suffisait à sa vie. Aussi son unique aventure d’amour ne fut-elle qu’un rêve mélancolique.

« Je viens de voir deux yeux noirs, écrit-il en l’un de ses poèmes ; ils étaient pour moi le foyer et le monde tout entier, en eux brillaient le génie et la paix de l’enfance. Je ne les oublierai de toute l’éternité. » Ces deux yeux étaient ceux d’une jeune fille qu’il avait rencontrée en Fionie, Riborg Voigt. Il la vit un jour d’été, à l’époque où il fut étudiant. Mais il apprit qu’elle était fiancée à un autre. Que pensa Riborg Voigt de son original amoureux ? Nul ne le sait ; mais elle lui écrivit une lettre — lettre unique — qu’il porta quarante-cinq ans sur son cœur où elle fut trouvée après sa mort. On la brûla sans la lire. Andersen en emporta le secret.