Page:Eyma, Les peaux noires, Lévy, 1857.djvu/29

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Firmin s’était retiré, dès son arrivée à la Martinique, sur une des habitations de feu son père, à la Caravelle, dans la partie nord de la colonie. Là, au milieu des béatitudes matérielles de la vie d’un riche colon, il avait laissé tomber à la mer, un à un, tous les souvenirs de Paris, sans que l’idée lui vînt d’aller les repêcher. Cette existence, composé monotone de rêverie, de nonchalante oisiveté, de privations dans l’abondance ; cette existence, dis-je, a en effet un charme si puissant, que quiconque l’a goûtée la regrette en présence même de plaisirs plus réels, plus variés.

Au nombre des souvenirs qui auraient pu lui être les plus chers, il en était un que Firmin avait laissé se noyer comme les autres, sans que son cœur s’en fût ému. Il s’agit, on le devine, d’une femme, créole comme lui, jeune et belle, et qui avait fait grand bruit dans les salons de Paris par son luxe, par sa vie élégante et par ses grâces exceptionnelles. Madame de Mortagne, ainsi elle se nommait, s’était mariée à Paris. Quoiqu’elle possédât de vastes propriétés dans la colonie, elle semblait ne devoir jamais y revenir : aussi Firmin avait-il été très-étonné, en apprenant tout à coup l’arrivée à Saint-Pierre de madame de Mortagne. Il y avait là évidemment un mystère dont il se préoccupa bien pendant deux ou trois heures, puis il n’y songea plus.

Un matin, cependant, Firmin fut éveillé par un billet satiné qui lui annonçait que madame de Mortagne devait s’arrêter, le lendemain, sur une petite habitation vivrière[1], située à la Calebasse, espèce de col désert et montueux ouvert en pleine forêt, et qui est le passage obligé pour se

  1. On appelle habitations vivrières aux Antilles, les propriétés sur lesquelles on cultive les légumes et les fruits. Les habitants vivriers sont pauvres pour la plupart, et un grand nombre d’entre eux appartient à la classe des gens de couleur libres, hommes et femmes.