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ment des traces profondes et durables. Il s’ensuit que le nègre est rancuneux, boudeur, qu’il pardonne peu. Emportant sa colère avec soi, il va la couver dans un coin ; presque toujours quelque vengeance en éclôt, dont le dessein bien arrêté fermente tant que l’équilibre du sang ne s’est pas rétabli. Si l’occasion fatale s’offre avant ce terme, il en profite ; si elle lui manque et que le calme de ses sens soit revenu assez promptement, sans oublier l’injure, il ajourne la vengeance et en atténue même quelquefois les effets.

Prenons pour exemple le cas de ce propriétaire tant aimé de ses esclaves qui, pour le retenir au milieu d’eux, le ruinent par le poison. Eh bien ! dans ce fait, il n’y avait pas autre chose, au fond, qu’une violente contrariété, suscitée par la défiance, par la crainte et par une sorte de prévision de l’avenir. Ils étaient heureux avec ce maître ; lui parti, qui les conduirait ? Seraient-ils gouvernés avec autant de douceur ? Qui répondait que le maître, une fois en France, ne serait pas tenté d’y rester, de vendre peut-être sa propriété ? Entre quelles mains passeraient-ils ? Terribles questions ! Les nègres n’ont pas le droit de présenter des observations ; d’ailleurs les écouterait-on ? Et puis, il est si aisé de les tromper !

Développez ces raisonnements, poussez-les jusqu’à leur extrême limite, vous arrivez à une de ces conclusions brutales qui excitent le faible à s’armer contre le fort. L’arme est toute trouvée ; on en use. Le fort est vaincu, il se soumet et courbe la tête avec épouvante devant un crime qui veut se colorer d’une intention honnête et sentimentale.

Le grand malheur de l’esclavage, sa faute, est d’avoir donné aux nègres une arme aussi funeste que le poison, qu’ils emploient en toutes occasions, sachant bien, calculant avec exactitude tout le mal qui en résultera.