Un brave paysan n’avait qu’un cheval pour labourer son
champ. Un jour on le lui a volé.
Le voilà bien triste. Comme c’était la saison des labours,
il lui fallait absolument un cheval; et dès le lendemain, il est
parti pour une ville voisine, où il y avait foire aux bestiaux ce
jour-là; il emportait une petite somme, tout l’argent qu’il avait à
la maison, espérant que cela suffirait pour acheter un autre cheval.
Arrivé à la foire, il se met à regarder les chevaux qui
étaient à vendre. Quel n’est pas son étonnement en apercevant,
parmi eux, son propre cheval! C’est bien lui, il ne se trompe
pas; la pauvre bête a l’air de le reconnaître aussi.
Justement un agent de police passait. “Monsieur,” lui dit-il,
“ce cheval qui est là est à moi; on me l’a volé dans la nuit
d’avant-hier à hier.” Et comme le marchand de chevaux se
récriait, “Je ne vous accuse pas,” dit-il, “mais peut-être que le
voleur vous l’a vendu hier.”
“Vous vous trompez, mon brave homme,” répond le maquignon
avec assurance; “ce cheval ressemble peut-être bien au
vôtre, mais ça ne peut pas être lui, car je l’ai depuis trois mois;
je l’ai acheté à la foire de Cholet, au mois de juillet.”
L’agent ne savait pas à qui entendre. Un attroupement se
formait déjà.
Tout à coup le paysan a une idée. “Vous avez ce cheval
depuis trois mois, dites-vous; alors vous le connaissez bien.
De quel œil est-ce qu’il n’y voit pas?” Et en même temps il
mettait ses mains sur les yeux du cheval.
Le marchand hésite un moment, puis repond bravement,
“C’est de l’œil gauche.”
“Messieurs,” dit le paysan en découvrant l’œil gauche de la
bête, “vous êtes témoins que de cet ceil-là le cheval y voit parfaitement.”
“Hé, c’est la langue qui m’a fourché,” dit le maquignon un
peu troublé, mais payant d’audace; “c’est l’œil droit que je voulais
dire; même que je l’aurais bien vendu la semaine dernière, s’il
n’avait pas été borgne, cet animal là!”
“Eh bien maintenant,” dit le paysan en découvrant l’autre
œil, “on ne dira pas que tu n’es pas un menteur et un voleur.
Π Il y voit bien des deux yeux, mon vieux Noiraud, et j’espère
qu’il ne sera pas borgne de sitôt.”
Il n’y avait plus rien à dire. Le maquignon a été emmené
en prison, et le paysan a pu ravoir son cheval.