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verres, « dégustations à la fourchette », voyageaient par-dessus la tête des gens, passant de main en main à l’aller et au retour, entre le comptoir et leurs destinataires.

Debout au comptoir, Minnka donnait le plein de sa vie. À elle allaient tous les souhaits. D’elle chacun attendait une réplique qui ne devait être que pour lui. Tout son être était tendu, ouvert à cette masse débordante de vie illimitée. Ses yeux, pareils à deux phares, balayaient tous les visages. Rien ne leur échappait. Parfois elle surprenait loin d’elle deux types qui, retournant leurs poches, constataient amèrement qu’ils n’avaient plus de quoi se payer « un dernier litre » et qui se donnaient l’accolade avec des : « Ah, mon frère, mon frère ! » C’est tout ce qu’ils pouvaient se dire. Elle leur envoyait en cachette « un litre de la part de Tsatsa-Minnka ».

Ceux qui se voyaient ainsi « honorés », levaient la tête, et fixaient Tsatsa-Minnka d’un regard fou. Au risque de faire éclater leurs veines, ils lui lançaient :

— Tsatsa-Minnka ! Tsatsa-Minnka !

Et vaincus par le brouhaha, muets de joyeux désespoir, ils donnaient à Tsatsa-Minnka la preuve de leur amour en s’appliquant à eux-mêmes une paire de terribles gifles, et la regardaient dans les yeux. Elle inclinait la tête et posait les deux mains sur sa poitrine, comme pour leur dire : « Ne faites pas ça ! »

Dans la « salle à dégustations » nouvellement créée, les intimes de la maison buvaient en sourdine, en attendant Sima. Il arriva vers les onze heures et vit l’entrée obstruée par la foule des clients. Sa femme, l’œil glacé, contempla longtemps la ridicule impuissance qu’il mettait à s’ouvrir un chemin. Soudain, emportée par le dégoût, elle cria d’une voix qui perça le tumulte :

— Faites place à mon « barbatt ! » Laissez passer mon « barbatt ! »