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LE PÊCHEUR D’ÉPONGES

il y a ceux qui ne le savent pas de naissance, qui ne l’apprennent pas en le voyant faire, et qui continuent à manger ou à servir du pain puant l’oignon. S’il y avait une justice sur la terre, de tous ces gens, les premiers devraient donner des ordres, les seconds exécuter les ordres ; et les derniers obéir. Ainsi, le monde pourrait approcher de sa perfection, ce qui est loin d’être, car la vie n’a pas de bon sens. N’empêche : sois comme les premiers ou tâche de faire comme les seconds, pour le salut de ton âme. Voilà toute mon instruction.

« Ce fut tout. Et six années durant, faisant tous les ports du Danube entre Sulina et Turnu-Severin, j’ai rempli mon existence de travail et de dignité, en y apprenant tout ce qu’on doit savoir sur un remorqueur fluvial : la mécanique, le chauffage, la charpente, la peinture. Seul pourtant le gouvernail fut ma joie.

« Les grands fleuves sont comme les grandes âmes : leur fond est à jamais instable. C’est ce qui passionne les vrais navigateurs, car rien n’est plus triste qu’un chemin sûr, pour celui qui comprend la vie.

« Je n’arrivai que lentement au gouvernail. Le commandant, qui cependant m’aimait, était de ces hommes qui distribuent la bonté au moyen d’une petite cuiller. « La bonté sans mesure, disait-il, est plus nuisible que l’égoïsme. On ne rend service à personne, en laissant croire qu’on peut s’appuyer indéfiniment sur vous ! »

« Néanmoins, il ne cessait pas une minute de me prodiguer ses encouragements, et le jour où il se fut convaincu que j’étais digne du gouvernail, il me le confia. Je veux dire que je le vis prendre son manteau et s’en aller.