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EUROPE

— Dites-moi : comment êtes-vous parti pour voir le monde et qu’est-ce que vous voyez ?

— D’abord : je suis né avec de grands désirs et de petits moyens. Ça, voyez-vous, c’est pire que de naître idiot. Pire que de naître aveugle.

« Nous entrons dans la vie, grâce à un bref plaisir qui charrie derrière lui une amertume infinie. Souvent, m’évertuant à comprendre le sens de mon existence et celui des faits qui se jouent de nous, je suis arrivé à la conviction que le créateur de la vie n’a été qu’un insensé. Qu’il ait eu le goût de remplir la terre, le sous-sol et les eaux d’un fourmillement d’êtres bornés, encore puis-je le lui pardonner : plus le pouvoir est grand, plus les niaiseries sont grandes. Mais qu’il ait contraint ces êtres à vivre à l’envers de leur propre nature, voilà qui est inexcusable.

« Et c’est ce qu’il a fait. Il a jeté les poissons sur le sol et leur a dit : « Grimpez aux arbres et cherchez votre nourriture ! » Aux oiseaux, il a ordonné : « Au fond de l’Océan vous allez vivre ! »

« Mon père était batelier à Sulina. Ma mère se crevait à faire grandir sept idiots : mes frères, et un seul bonhomme sensé : moi. Oui, moi. Il m’est facile de le prouver.

« Mes frères font aujourd’hui ce qu’ont toujours fait leurs parents : ils travaillent par peur de la faim ; mangent et boivent par peur de la mort ; dorment parce qu’ils sont fatigués ; se battent et se multiplient parce que c’est ainsi que cela leur chante. Deux de ces sept idiots sont devenus riches. Ils n’ont changé leur façon de vivre qu’en ceci : ils ne vont plus à pied et fréquentent assidûment l’église, où ils somnolent