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mesure de la gouverner. En ayant enlevé tout ce qu’il avait de précieux et l’entassant autour de sa boutique, il commença une vie d’ermite, mais d’un ermite qui prenait l’habitude de se tremper la langue dans l’alcool qu’il vendait.

Bel homme, grand, solide et musclé, la démarche fière, belle barbe et beaux cheveux frisés et grisonnants, il en imposait à tous. Sa myopie, qui l’obligeait à avancer sa poitrine contre la poitrine de celui qui entrait, pour le reconnaître, n’en impressionnait que davantage. Il était foncièrement bon, mais ne supportait pas d’être trop contrarié, comme tous ceux qui sont « arrivés » par leurs propres forces. Et ses forces, il les décupla pour atteindre à son but de « transformer les ruines en un palais », disait-il, lorsque ses enfants seraient dignes de lui faire honneur. Ainsi, malgré son désastre, il passait pour un homme riche.

Mais sa véritable richesse, son bonheur, son espoir, étaient dans ses trois enfants, un garçon de dix-sept ans et deux fillettes de huit et dix ans. Le garçon devait être bachelier l’année suivante, puis :

— Je verrai, disait-il à la mère d’Adrien ; sitôt sorti de l’école, il fera son stage d’un an dans l’armée. S’il a de la vocation pour les armes, j’aimerais faire de lui un officier, un bras fort et intelligent pour la défense de la patrie ; sinon, il choisira la carrière qui lui plaira.

De ses filles il ne voulait faire que de « bonnes ménagères », les doter et les marier en ville…

L’homme propose…

Un jour d’hiver terrible, pendant qu’il méditait seul à ses projets et que la bise balayait la vaste plaine solitaire, quatre hommes entrèrent dans la boutique, quatre inconnus. Selon son habitude, il avance sa poitrine pour les reconnaître ; mais son cœur se serre,