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que j’aimai la plus belle fille du village ? Aime-t-on jamais la plus laide ? Je n’en sais rien ; mais ce que je sais aujourd’hui, c’est que je fus aveugle dans mon amour, et que je n’ai pas su regarder si le dessous de son lit était balayé, si le derrière de ses oreilles était propre, et si ses pieds étaient lavés !… Adrien, lorsqu’un jour ta poitrine brûlera du divin feu qui brûla la mienne, rappelle-toi mes paroles, et avant de te livrer corps et âme à la pourriture humaine, fais ce que je n’ai pas fait, moi : regarde le dessous du lit de ta belle, regarde le derrière de ses oreilles et ses pieds cachés dans des souliers vernis ; et si tu oublies mes paroles, rappelle-toi le cimetière que tu vois ici, plonge tes yeux dans ces ruines, regarde ces plantes sauvages qui poussent comme une malédiction jetée à l’abandon humain, cette écurie qui pleure son bétail, ces pans de murs qui crient au ciel leur désespoir, ces énormes tas de tôle rouillée et tordue, autrefois brillante comme un miroir dans le soleil, sur un toit qui se dressait fier au-dessus d’une agglomération de chaumières, proclamant le droit de l’homme à vivre dans l’aisance et dans la propreté, et non pas comme des taupes qui craignent la lumière. Rappelle-toi le tableau que tu vois ici ; et si ton sang veut te traîner aux genoux de la plus belle fille du pays, résiste, appelle à ton secours ces ruines, et dis-toi :

« L’oncle Anghel a brisé sa vie parce qu’il a aimé aveuglément la plus belle fille du village, et qu’il n’a pas regardé le dessous de son lit, ni le derrière de ses oreilles, ni les doigts de ses pieds !

« Et écarte de toi l’impitoyable destin !… »

Après la mort de sa femme, l’oncle Anghel continua, pendant quelques années, à laisser dans l’abandon une demeure sans gardien ; il se réservait de lui rendre son éclat, le jour où les enfants seraient en