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plains. Tu as cessé non seulement d’être chrétien, mais d’être homme !

Pour toute réponse, il reprit le verre, le porta à ses lèvres et en absorba de nouveau une petite quantité. Puis, l’air ennuyé, il dit, comme pour lui-même, avec une nuance d’imperceptible gémissement :

— Je ne sais pas pourquoi vous m’avez fait venir ici…

Alors sa sœur, qui était assise à sa droite, essuya ses larmes, lui prit la main, et lui dit comme à un enfant :

— Cher frère, je t’ai appelé, parce que nous voulons te ramener à nous, t’aimer, et te faire aimer… N’aimes-tu plus la vie ? N’aimes-tu plus rien ?…

— Si j’aime, ou si je n’aime pas, c’est la même chose… et ce n’est rien… Mais pourquoi t’occupes-tu de moi, sœur ?

— Comment, Anghel ? je suis ta sœur aînée, et tes malheurs sont mes malheurs…

— Ça n’est pas vrai. Tu as souffert, et tu souffres tes malheurs, mais pas les miens.

— Non, Anghel, nous souffrons par les liens de notre sang.

— Il n’y a pas de liens du sang : si je me tranche une jambe, c’est mon sang qui coule, pas le tien.

— Il y a pourtant des souffrances morales, qui nous sont communes.

— Il n’y a rien de tout cela. Que ce soit une parole en l’air ce que je vais dire en ce moment ! Mais si tu perds demain ton fils, moi, je souffrirai, mais toi, tu mourras.

Sa sœur se tut, douloureusement convaincue de sa logique ; et lui, il but encore un peu d’eau-de-vie.

Le prêtre reprit le fameux exemple biblique :

— Anghel, souviens-toi de Job ! Son désastre a été au moins égal au tien, mais il fut inébranlable dans sa