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— Anghel ! Anghel ! j’implore ton pardon : c’est moi qui ai mis le feu à ta maison !… Fais-toi justice ! Mais, pardonne-moi avant !

Il tourna la tête et regarda longuement l’homme qui se roulait à ses pieds, se tordant comme sur des charbons ardents, et criant :

— Pardonne-moi, et tue-moi ! Jette-moi en prison !

— Je te pardonne.

Et partit. Personne n’osa le suivre.

Arrivé chez lui, il décrocha des murs l’icône entourée de basilic, qui représentait la Vierge avec Jésus dans ses bras, ainsi que les portraits du roi, de la reine et du prince héritier ; il prit une pioche, fit un trou dans le jardin, les mit au fond, et les recouvrit de terre.

Puis, il se mura dans sa boutique, et corps et âme se livra à l’alcool. Pendant un an à partir du jour de l’enterrement, personne ne sut s’il y avait quelqu’un dedans, ou si la maison était déserte. Des habitants passaient, pliaient le genou devant les fenêtres aux rideaux baissés, et allaient leur chemin. Il sortait la nuit, accompagné d’un chien, se promenait dans les ruines de sa maison, et rentrait. Le jour, il buvait les petits verres, sans se soûler, et, par une fente des rideaux, il regardait les pans de murs de la demeure brûlée, le menton appuyé dans ses paumes.

L’année de ce deuil sinistre finie, il ouvrit la boutique ; c’est-à-dire, il servait l’un, et ne servait pas un autre, sans que jamais on sût sur quoi se basaient son refus et ses préférences. Les passants respectaient sa volonté, ses malheurs étaient connus à cinq lieues à la ronde. D’ailleurs, il ne faisait plus venir aucune marchandise nouvelle, la cave étant bourrée de fûts de vin et d’alcool.

Adrien était le seul être humain, avec sa mère, à qui Anghel consentît à parler. Il vint deux fois le voir,