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premier le crâne fracassé, le second, une balle dans le ventre, les deux vivant encore ; ils les transportèrent à Braïla, où les deux furent sauvés.

Après cinquante jours d’hôpital, l’oncle sortit affaibli, mais n’ayant perdu que son sang. Il devait perdre, six mois après, quelque chose de plus précieux que sa vie : il perdit ses deux fillettes, dans une catastrophe sur le Danube, où bien d’autres se noyèrent, en faisant une promenade dans des barques à rames qui chavirèrent.

Ici, il vit de près « la main noire d’un Destin impitoyable ». Mais cet homme était élu par son Destin, pour connaître toute l’horreur que renferme la parole roumaine qui dit : « Que le bon Dieu ne jette pas sur les épaules d’un homme autant qu’il peut tenir ! » Et que de malheurs un homme fort ne peut-il pas tenir sur ses épaules !

De retour à l’église où il avait fait célébrer une messe pour le repos des âmes des deux filles restées sans tombe, il s’enferma dans sa boutique, et pendant plusieurs heures se promena les mains dans les poches. Puis, il ouvrit la porte toute large, et sortant sur le seuil, cracha fortement, droit devant lui, comme dans le visage d’une personne, et dit :

— Tiens, Sort misérable ! Tu me courbes, mais moi je me dresse et te crache à la face. Tiens ! »

Et il cracha encore une fois.

Il lui restait son fils, la dernière flamme qui éclairât la nuit de son cerveau saisi par la douleur et l’alcool. Le Sort atroce souffla sur la flamme et l’éteignit…

Onze mois après que son fils s’était engagé dans un régiment de cavalerie, et vingt-quatre heures après qu’Anghel avait reçu la lettre où il exprimait son désir d’y rester, le plus malheureux d’entre les hommes fermait son magasin, heureux encore, et montait sur son cheval pour aller en ville engager des artisans, afin