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par tous les détails du visage et par son attitude, d’une fructueuse activité de toutes les minutes. Adrien reconnut en lui le camarade Costi Alloman, le secrétaire de l’Union des Syndicats ouvriers, la meilleure plume et le meilleur orateur du mouvement socialiste. Ouvrier de son état, le décorateur de la Cour. Il venait de rentrer de Paris, où il avait vécu plusieurs années et s’était acquis une belle culture générale. Un peu poète, un peu adorateur de la femme, mais surtout causeur de haute qualité. C’était là son don le plus incontesté. On aimait sa société, et il sacrifiait volontiers ses rares heures libres dans une seule intention : s’enrichir lui-même dans une discussion avec un partenaire de sa taille ou bien éclairer, instruire, tirer de l’erreur un esprit utile à la cause. On pouvait dire qu’il n’avait pas de passion plus impérieuse, ni d’autre but dans la vie.

Excepté Mikhaïl, et dans un genre différent, Adrien ne connaissait pas un cœur, une intelligence en état de se mesurer avec la beauté de cet esprit, profond, varié, lucide, sévère, tolérant et honnête, entièrement dévoué à l’idéal socialiste, mais sans être entiché de dogmatisme. Nullement. Ce qui faisait de lui un chef un peu isolé au milieu des autres théoriciens du Parti, confus, tracassiers, qui redoutaient son éclectisme.

Adrien ne redoutait que sa logique, lui, le sentimental chaotique. C’est pourquoi, malgré son ardent désir de faire sa connaissance, il s’était jusque-là borné à écouter quelques-uns de ses discours publics et, une seule fois, dans une brasserie, de suivre sans y participer une intéressante discussion d’Ailoman avec des amis politiques. Il était sorti de là avec la conviction que, mis en présence de son esprit inconséquent au point de vue socialiste, Alloman ne ferait de lui qu’une bouchée.

Pourtant il aimait et admirait passionnément cet idéaliste, cet homme supérieur. Et, le voyant maintenant s’approcher solitaire, manifestement avec l’intention de ne pas l’éviter, Adrien lui sourit, de loin, en signe de consentement. Et, de loin, Alloman articula d’une voix tendrement ferme :

— Le camarade Adrien Zograffi, n’est-ce pas ?

— Je salue amicalement le camarade Alloman ! répondit Adrien, tendant sa main que l’autre serra avec une discrète effusion.