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LE BUREAU DE PLACEMENT[1]


VI


Bucarest, le 10 août 1904.


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« J’ai reçu les quinze francs que tu m’as envoyés. Tu es toujours bonne avec moi, malgré mes incartades. Mais peux-tu dire que c’est la méchanceté qui me fait fuir la maison ? Non, mama, c’est mon destin. Et le destin, c’est notre cœur. Nous sommes grands, ou petits ou médiocres, par notre cœur, auquel nous obéissons aveuglément. C’est lui qui nous conduit au bien comme au mal. Où me conduira-t-il, le mien ? Qui saurait le prédire ? Du matin au soir je ne pense qu’à de belles et grandes choses. J’aimerais être utile à ce monde qui souffre, par sa faute, par son égoïsme. Mais ma pensée se noie dans ma propre misère.

« Ce matin quand le facteur m’a apporté ton mandat, j’étais affamé comme un loup en plein hiver. Depuis une semaine, nous ne nous nourrissons plus, Mikhaïl et moi, que de pain sec, et rien que d’une seule miche noire de dix centimes, à nous deux, une fois par jour. Nous ne travaillons plus du tout. Bucarest est vide. Les riches sont partis en villégiature. Peut-être cela ira mieux à la rentrée. Jusque-là, ce sera pour nous la famine.

« Mais l’homme ne meurt pas de faim. Aussi, sache que, dans ma misère, je ne suis qu’à moitié malheureux. Je le serais totalement si, même en ne me nourrissant que de poulets rôtis, je devais agir contre la volonté de mon cœur.

« Quel dommage que tu n’aies pas appris à lire et à écrire !

  1. Voir Europe nos 122 du 15 février et 123 du 15 mars.