Page:Europe (revue mensuelle), n° 124, 04-1933.djvu/116

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Léonard ouvrait le registre des clients. Macovei absorbait une première gorgée de café, allongeant les lèvres pour ne pas y tremper sa moustache. Ce faisant, il arrondissait sa bosse comme un chat effrayé. Et longtemps, le visage éclairé de son bon sourire, ses yeux s’acharnaient à faire un trou dans le sol. Léonard tournait lentement les feuilles, consultait, allait plus loin, s’arrêtait :

— Tu ne m’as pas dit si ton placement de la rue Romaine était « encaissé » ou non.

— …Cinquante mille francs eussent suffi pour nous tirer d’affaire, cette fois-là encore.

De gros éclats de rire partaient de Mikhaïl, d’Adrien, de Nitza qui écoutaient malgré eux :

— Mais vous n’y êtes pas, ni l’un ni l’autre !

Là-dessus l’arrivée du premier domestique de la journée mettait fin à l’amusant tête-à-tête :

— Bonjour.

Et celui-là, sans plus, allait prendre place sur un banc. Ces gens qui couchaient la plupart du temps habillés, qui sait dans quel taudis, sur quel grabat et dans quelle promiscuité, apportaient presque toujours sur leurs corps et leurs vêtements une forte odeur de rat ou de chien mouillé. On n’en faisait jamais la remarque. Ceux du « Bureau » ne sentaient pas le musc non plus. Si c’était un inconnu, on interrogeait l’homme, ou la femme :

— Quelle place voudriez-vous ?

Telle ou telle place, selon le domestique, ce qui n’avait pas d’importance. Mais, insensiblement, au bout d’une heure ou deux, le troupeau humain désœuvré remplissait le « Bureau » et alors on était renseigné sur la vie intime des maîtres.

— Oui, je suis orpheline. Et, comme je vous dis, j’avais bien voulu travailler, jusqu’à ma majorité, sans recevoir de salaire ; pour une petite dot. J’avais alors quatorze ans. « Si tu restes jusqu’à tes vingt ans, disait madame, je te donnerai mille francs et je te marierai à un garçon qui me plairait. » Mais voilà, il y avait belle lurette que ma vingtième année était révolue et madame ne trouvait aucun garçon qui fût à son goût. Je lui en ai amené une masse. Elle les déclara tous indignes d’une « poupée dotée » comme moi.