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— Inutile ! Je suis dans la purée permanente.

— Prends-le, alors, et rapporte-le moi demain.

— Non. Je serais incapable de m’en séparer.

Que faire ? Ils se regardaient l’un l’autre, désolés, car ils étaient presque amis. Puis :

— Tenez ! dit Adrien. J’ai un beau portefeuille, dont une femme m’a fait cadeau. Je vous le donne en échange !

C’était de Loutchia qu’il tenait ce portefeuille, dont un monogramme en argent rehaussait la valeur.

Le marchand ne l’examina même pas. Il accepta :

— Sincèrement : il ne m’intéresse pas. Ma famille a besoin de pain, non de portefeuille. Mais puisque ce Carlyle vous rend si heureux, prenez-le. Et si un jour vous pouvez me le payer, je vous remettrai l’objet.

— Pas comme cela ! Le jour où je pourrai vous payer le livre, je vous laisserai le portefeuille, pour vous prouver ma reconnaissance de la joie que vous me procurez aujourd’hui.

Il s’en alla, léger comme une plume et lourd de bonheur comme un amoureux qui vient d’embrasser pour la première fois une femme trop désirée.

Un peu plus loin, il se heurta, nez à nez, contre un type qui lui avait brusquement barré le chemin. C’était un tout jeune concitoyen juif, espèce de reporter pour les petits faits-divers à Dimineata, et qui s’en trouvait si gonflé d’orgueil qu’il ne tenait plus dans sa peau. Le garçon voyait déjà miroiter, vers le sommet de sa vie, la place de rédacteur en chef de ce grand quotidien et, qui sait, peut-être même celle de directeur, car il était de ces hommes qui savent que tout est possible à qui veut et ose. Dans ce but et à l’exemple de tant de juifs qui ont la mauvaise habitude de troquer leur nom contre un des noms le plus typiquement indigènes, il s’était fait appeler Le Noir, rejetant son « Schwartz » comme une honte et un porte malheur. Grand, fort, fier de son double menton et de sa voix, volontairement grave, il aborda Adrien avec une agressive impertinence qui voulait passer pour de l’amitié :

— Ho ! ho, ho ! Arrête-toi, journaliste plein de (hum !) « talent » ! Et qui fais le terrible devant des offres de collaboration qui ne sont pas pour des nez comme le tien !