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dans un cas, et injustice dans un autre. Tous les hommes n’ont pas les mêmes besoins. On ne peut ni offrir ni retirer à tout le monde les moyens d’avoir, par exemple, une vaste bibliothèque, dans le même esprit de justice qu’on mettrait en permettant à chacun de gagner son pain et en lui défendant d’avoir un palais. »

Déambulant par tout Bucarest, seul ou flanqué d’un domestique, Adrien ruminait sa pensée solitaire. Il avait un grand pouvoir de méditer dans l’indigence. La faim même ne parvenait à le tirer de ses songeries. Les exigences de son cœur étaient plus impérieuses que celles de son ventre. Et les premières avaient sur les secondes l’avantage de ne lui demander aucun effort.

Les deux aspects préférés de son vagabondage étaient le contact avec la nature et le contact avec les livres. L’un complétait l’autre. L’un le reposait de l’autre. Mais, n’allant plus à la Chaussée Kisseleff par crainte de rencontrer Loutchia, il rôdait maintenant dans le jardin de Cismegiu, qui gâtait son plaisir parce qu’il puait la valetaille. La vraie domesticité, celle qui est innée et qui se retrouve parmi les membres mêmes des familles les plus illustres, constitue une caste fermée tout aussi haïssable, tout aussi frappée de tares morales que celle qui ne peut pas vivre si elle doit se passer de ses services. L’une et l’autre se refusent à prendre la physionomie commune de l’humanité, qui se trouve entre ces deux extrémités de l’homme normal. C’est pourquoi il est si facile de confondre un larbin de race avec un diplomate de race et inversement, au moment où tous deux sont en train de se prosterner devant celui qui pour chacun représente le maître. Ils ne peuvent vivre qu’entre la platitude et l’arrogance, créant une atmosphère irrespirable pour quiconque n’est pas de leurs castes.

Dans le Cismegiu de l’époque, dont cette valetaille en majorité transylvaine s’était rendue maîtresse, l’apparition de tout homme libre sur l’une des allées ressemblait à celle d’un crocodile au milieu d’un troupeau de paons. Ainsi que font à tout moment ces oiseaux stupides et fiers, toute la domesticité accueillait le promeneur avec des cris et des rires hystériques. Elle passait son temps à découvrir au solitaire