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ce déchet de lard fondu, appelé joumari, provoquait la joie des affamés du « Bureau », où chacun, rentrant de ses courses, venait midi et soir étaler son maigre repas, ou seulement sa mine désolée.

— Des joumari les enfants ! criait-on.

On partageait avec plus malheureux que soi, et là, Nitza tenait le record. Le pauvre garçon mourait de faim d’un bout de la semaine à l’autre. Et, sa miche à la main, il ne cessait d’arpenter la pièce, mêlant à ses bouchées des blasphèmes philosophiques :

— Dites-moi s’il ne vaudrait pas mieux être voleur ! Oui, la prison est préférable à cette existence. L’honnêteté est une invention diabolique des bourgeois à l’usage des pauvres. Sa pratique, il la rendent obligatoire pour ceux d’en bas, mais ils s’en passent. Qu’est-ce que l’honnêteté ? Une vertu qui offre aux puissants le moyen légal de jeter les faibles en prison et de garder pour eux tous les biens de la terre. Voilà tout !

— C’est pourquoi, répliquait Cristin, il faut être socialiste, et abattre un jour l’édifice de l’ordre bourgeois, bâti sur le mensonge.

— Oui : et quand l’ordre socialiste sera édifié, il y aura encore ceux qui vont à Flora et ceux qui restent à l’usine, pourquoi pas ? Ou peut-être tu veux me faire croire que ce jour-là, tout le monde ira à Flora ! Voilà qui serait une belle blague ! On voit dès à présent l’image de votre futur ordre socialiste : Bebel roule carrosse et son armée de fonctionnaires mène une bonne petite vie bourgeoise, derrière les rideaux de ses somptueux bureaux.

Ce coup de Flora, ajouté aux histoires qui circulaient sur le compte de la bureaucratie socialiste allemande, rendait Nitza sceptique à l’égard de toute promesse d’une société meilleure à réaliser dans l’avenir. D’ailleurs Adrien constatait chaque jour davantage, dans les nombreuses discussions politiques sur la doctrine et la morale socialistes qui avaient lieu entre les camarades, la différence de conception ou de pensée qui séparait des hommes unis par une même foi. On y distinguait nettement l’homme de la masse et l’individualiste. Le premier acceptait sans contrôle des théories classiques