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de lui révéler justement cette ignorance, qu’il jugeait humiliante pour un mâle.

Depuis, il avait fait son chemin, là aussi.


Adrien était un garçon trop sincère et trop faible devant la femme qui lui embrasait les sens. Se laissant conduire par Loutchia dans les allées de la Chaussée, il se taisait et même n’écoutait qu’avec la moitié d’une oreille le monotone babillage qu’elle lui débitait sans arrêt à propos de tout. Il connaissait d’avance tout ce qu’elle pouvait lui raconter. Ce n’était pas par ce côté-là qu’il risquait d’être captivé, mais par ce corps jeune, ferme, brûlant, qui se collait au sien et lui obscurcissait la raison. Il sentait comment toute sa volonté, toutes ses pensées, tout son être bourré de plans, de rêves, d’une infinité de désirs fondaient, s’évanouissaient devant cette seule chaleur, tyrannique, irrésistible, que lui transmettait la femme.

Et alors, pour la centième fois, il se posait la redoutable question de la liaison qui rend l’homme l’esclave de la femme, de la famille, tuant en lui tout le reste, tout ce qui pourrait être un noble vagabondage dans l’universalité du songe.

Pour celui qui, comme lui, faisait de ce vagabondage le but de sa vie et devait gagner son pain à la sueur de son front, Adrien considérait la famille comme le plus implacable ennemi. On ne vagabonde pas en famille, dans les sphères du songe, cette famille fût-elle des plus unies, des plus idéales. Encore moins, quand on est lié à « une nigaude qui te peuple la maison de nigauds » comme dit un axiome.

« Regardez, bonnes gens, pensait Adrien qui se sentait de plus en plus vaincu, regardez pour combien peu de choses je dois renoncer à toutes mes aspirations vers le sublime. Écoutez les sottises qu’elle me ronronne inlassablement depuis plus de deux heures ! Regardez, écoutez et dites-moi si ça vaut la peine de tourner le dos à l’univers, afin de consacrer son existence à une demi-douzaine de vermisseaux qu’on appelle sa famille ! »

En effet la pauvre Loutchia lui ronronnait, justement :

— Ah, si tu savais comme la vie est belle à Bucarest ! Ma vie, en tout cas. ( « Ça, c’est autre chose ! » pensait Adrien)