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dire, si cet homme parlait ou était muet. Et, pris d’angoisse, s’apercevant surtout que Craioveanu, s’asseyant entre lui et Mikhaïl, semblait également disposé à garder le silence, il bondit sur lui :

— Franchement, nénéa Toma, pourquoi Cristin s’est-il fourvoyé dans cette drôle d’affaire ? Moi, je trouve que le métier de patron d’un bureau de placement dans notre pays policier ne s’accorde pas avec la qualité de leader socialiste.

Craioveanu paraissait fourbu. Les deux mains réunies sur sa canne et le menton appuyé sur le dos des mains, il se taisait, le regard vide. Il portait le costume, le faux-col et la cravate de tous les ouvriers soigneux, gagnant convenablement leur vie. Son aspect était décent avec même une certaine prestance propre à imposer le respect, ce qui est le cas de peu d’ouvriers, en Roumanie.

La question d’Adrien le fit se redresser, mais, avant de lui répondre, il passa la main sur son crâne tondu à la machine no 1, puis tourmenta un moment sa grosse moustache grisonnante. Ce geste mit Adrien en garde : nénea Toma ne faisait cela que seulement lorsqu’il était mécontent ou embêté. C’était un tic. Ses paroles le confirmèrent :

— Écoute, Adrien, dit-il de sa voix grave, mais l’adoucissant : ce que tu viens de dire là on ne le dit que trop à Cristin. Mais tu sais comme il est : extravagant, têtu, volontaire jusqu’à l’absurde. Il n’y a donc pas de remède, pour le moment. Un jour, il en aura assez et se débarrassera de lui-même de cette nouvelle charge, d’autant plus qu’elle lui fait beaucoup négliger la plapamaria, qui est une affaire sérieuse. Aussi, je te conseille de le laisser en paix. Autrement, vous vous disputerez comme deux maquignons. Surtout qu’il t’en veut. Tu es, à ses yeux, un dangereux élément pour le nouveau mouvement socialiste. Il te trouve, comme tous ceux qui ont lu tes articles, beaucoup de talent, mais il ne veut pas que tu mettes ce talent au service de la démocratie bourgeoise, qui nous a déjà ravi une fois presque tous les éléments de valeur.

Adrien eut le cœur serré. On voyait donc en lui un futur « transfuge ». Il n’en était pas capable, jamais, jamais ! D’où venait cette suspicion ?