Page:Europe (revue mensuelle), n° 122, 02-1933.djvu/91

Cette page a été validée par deux contributeurs.

vêtu seulement de sa chemise nationale et du caleçon large, ne pressait guère le pas, malgré la pluie. Marchand de charbon de bois, il avait ses paniers vides, qui se balançaient, légers, suspendus à la cobilitza. Il semblait heureux, dodelinait de la tête et chantait :

Seigneur, il ne faut pas me tuer,
Pour avoir aimé deux sœurs
Et une belle-mère avec trois brus.


II


Mikhaïl fit arrêter la voiture dans la slrada Sfintsilor, juste derrière l’hôpital Coltsea, une rue tranquille, assez voisine du grand centre de la Capitale. Le voyageur et son guide pénétrèrent dans le bureau de placement, qu’aucune lampe n’éclairait encore, malgré la nuit. Mais Adrien put distinguer presque nettement les êtres et les choses, grâce à la vive lumière que diffusait le réverbère à gaz placé devant la grande vitrine du bureau. L’intérieur en profitait, comme d’une pleine lune.

Il n’y avait, dedans, rien qui pût troubler une âme sensible, et cependant cet intérieur mal éclairé donna froid dans le dos à Adrien. Il en eut le frisson comme si on l’avait jeté dans un poste de police. Cette impression lui vint de ce que le sol était fait de ciment ; puis de la nudité des murs et des bancs pauvres alignés tout autour de la pièce, qui était très spacieuse. Les bancs à part, on n’y voyait qu’un misérable secrétaire nu, planté comme provisoirement presque au milieu du « Bureau » et flanqué de deux chaises tout aussi laides. Le fauteuil du secrétaire était occupé par un homme d’une cinquantaine d’années, maigre, l’allure martiale, le teint blême, le visage allongé et le crâne chauve. Il mangeait quelque chose qu’on ne voyait pas. Deux autres hommes, — l’un, noiraud, jeune, petite moustache frisée, l’autre âgé, un peu bossu, barbiche grisonnante, — arpentaient lentement et silencieusement la pièce. Et sur un bout de banc, deux femmes aux têtes enveloppées dans des fichus noirs.