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pouvoir t’habiller si magnifiquement, je me le demande.

— En Russie, et même ailleurs, trouvent facilement de l’argent tous ceux qui n’ont pas les mains calleuses. Le mien je l’ai trouvé auprès de ceux qui me le devaient et qui m’en doivent encore. Ce n’est pas l’Okhrana qui me l’a procuré, tu en es certain, n’est-ce pas ?

Adrien ouvrit de grands yeux :

— Je n’y avais pas songé.

— Bon. Alors j’ai trente francs. Et toi ?

— Je n’en ai que vingt, mais je suis riche de deux costumes splendides, faits à Londres.

— Ah ! tu t’habilles à Londres, maintenant ?

— Pas moi, mais s’habillait à Londres le pauvre Bernard Thuringer qui m’en a fait cadeau. À propos : dans cette maison bourgeoise, mon socialisme a été mis à une rude épreuve, j’ai vu les riches Thuringer se ruiner et mourir de faim sous mes yeux. Qu’en dis-tu ?

— Je dis que tu découvres l’Amérique.

— Non, mais, tout de même, c’est affreux ! On ne voit pas ça tous les jours : de gros bourgeois crever d’inanition. Tu parles ! Pour des mains qui n’étaient pas calleuses…

Adrien raconta avec force détails le « drame humain » auquel il avait assisté. Il avoua que ce cas l’avait beaucoup troublé, et qu’il doutait maintenant de la solidité de la théorie des « classes » :

— Où est donc l’immuabilité de ces classes sociales dont on nous rebat les oreilles ? J’ai vu comment le riche peut devenir pauvre, ce qui n’est pas grave. Mais si le pauvre peut et veut s’enrichir — et on sait qu’il n’y a pas de pauvre qui ne veuille occuper la place du riche — la question change. Cela veut dire qu’il n’y a pas une morale de classes. Et moi, c’est la morale du pauvre qui m’intéresse, non point sa situation forcée. Car on aura beau supprimer les classes, il s’y trouvera toujours une place meilleure qu’une autre et, si le prolétaire d’aujourd’hui n’a pas une conscience qui soit une véritable morale de classes, la lutte pour la vie facile et l’injustice resteront les mêmes, en dépit du chambardement social. Alors, il faudra tout recommencer. Voilà comment je pense.