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leur taudis où, avant de se coucher, ils examinaient l’étendue du désastre et commençaient aussitôt à se mortifier l’âme.

C’était quand même une belle vie, jusqu’au moment où elle se gâta soudain et faillit entraîner la séparation définitive des deux amis. Par la faute d’Adrien naturellement.

Un jour, Adrien trouva qu’il travaillait depuis trop longtemps seul à garnir la bourse commune, cependant que Mikhaïl se promenait. C’était vrai. Il y avait environ deux mois que Mikhaïl chômait, mais il le faisait malgré lui. N’empêche, Adrien, cédant à un regrettable mouvement d’humeur, accusa son ami de paresse. Lui remettant, un samedi soir, sa dernière paie il lui dit grossièrement :

— Voilà. Et à partir de demain, je ne vais plus au travail : si tu aimes la paresse, je l’aime autant. Je serai… chômeur, comme toi !

Il lui avait dit cela tout en roulant voluptueusement une cigarette. Quand il leva la tête et eut regardé Mikhaïl, le visage de celui-ci était devenu cadavérique. Adrien en eut peur :

— Quoi ? Je t’ai fait tant de peine ?

— Non, dit Mikhaïl, tu m’as fait plaisir. Néanmoins voici ton argent. Et sache que demain je quitte la Roumanie.

— Tu plaisantes, Mikhaïl, s’écria Adrien, dont les mains se mirent à trembler au point que le Russe en fut touché au cœur.

Oui, mais c’était un cœur de Tatar. Quoique convaincu de l’étourderie de son ami et malgré les sincères excuses que l’autre lui fit, il fut irréductible : le lendemain matin, il bazarda deux beaux complets neufs, une bague et alla jusqu’à se séparer d’une magnifique pièce d’or antique ; à minuit il prenait le train pour la frontière russe de Itzkani.

Adrien épuisa toute la gamme des supplications, puis voyant que tout était vain, tomba dans un silence long et suspect qui donna à Mikhaïl à réfléchir. Toute la soirée, il traîna aux côtés de l’offensé, sans plus prononcer un mot et fumant comme un fou. Alors Mikhaïl revint avec une concession :

— Eh bien, dit-il, puisque tu es un homme double : un qui blesse mortellement et l’autre qui en souffre ensuite