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— Voudrais-tu que nous fassions, cette fois encore, bourse commune ?

Ce fut au tour d’Adrien d’être frappé au cœur. Il baissa les yeux, puis les braqua sur ceux de Mikhaïl, comme pour l’implorer de ne pas insister. Car cette question avait son histoire.


Dès le commencement de leur amitié idéale, — d’abord dans la pâtisserie de Kir Nicolas à Braïla, puis lors de leur premier séjour à Bucarest, — les deux amis s’étaient aperçus que l’argent n’avait pour eux qu’une valeur relative. Non seulement ils ne concevaient pas de se le refuser l’un à l’autre si l’un des deux venait à en manquer, mais il leur était presque impossible de le refuser même à un inconnu ou à quelque vague camarade de misère qui, un soir, serait venu leur dire sa détresse.

Ainsi la bourse commune s’imposa d’elle-même. À quoi bon se figurer que chacun disposait de son argent, puisque leurs vies étaient soudées ; l’un n’aurait pu manger, sachant que l’autre manquait de pain.

Puis ils étaient inséparables. Parfois même ils travaillaient ensemble, dans les hôtels, les restaurants ou dans les chantiers de construction. Et, comme Adrien était d’une prodigalité insensée, il fut convenu que Mikhaïl serait le caissier. Il le fut, avec beaucoup de sagesse. Deux années durant il sut administrer leur misère avec une adresse devant laquelle Adrien n’eut qu’à s’incliner, sans que de ce fait sa « nature d’artiste » ait eu trop à souffrir. Car Mikhaïl, âme tendre, savait très bien que la misère des vagabonds n’est supportable qu’à condition de l’épouvanter, de temps à autre, par un acte de folie. C’est pourquoi, lors des tristes et cependant bien joyeuses semaines de chômage, lorsqu’il s’apercevait que le régime du pain et du hareng fumé, ou même du pain sec, menaçait de « faire sauter la chaudière », il décidait soudain qu’il fallait se payer une petite orgie. Alors ils allaient dans un restaurant et dépensaient deux francs, puis un autre franc dans un cabaret chic, à écouter l’orchestre, déguster un bon café turc et fumer deux « Royales ». Parfois, le cœur désemparé, il leur arrivait même de se saouler. Après quoi, ils gagnaient