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chose qu’un « foyer tendre et un bon petit boulot régulier ».

Et il ajouta, pendant que Mikhaïl, abandonnant brusquement sa sévérité, l’examinait, narquois, du coin de l’œil.

— Ainsi, je fais fausse route ? Comment se fait-il, alors, que tu m’aimes justement parce que je suis comme je suis ? Et pourquoi n’es-tu pas resté dans ce monde des foyers ultra-tendres et des santés riches d’optimisme. Ne viens-tu pas de ce monde-là ?

Mikhaïl ressentit comme un petit choc électrique. Il n’aimait pas qu’Adrien lui parlât de son passé et fît allusion à sa naissance. Il le lui avait dit maintes fois. Cette naissance, ce passé, le monde d’où il venait, Mikhaïl ne les lui avait d’ailleurs jamais dévoilés. Tout au plus y avait-il fait quelques allusions tendrement indiscrètes en des heures de fâcheuse nostalgie. Mais il était facile de soupçonner son origine, sa belle race, à quiconque voulait observer sa nature délicate et la force de son caractère, les langues qu’il parlait et son instruction solide, qui trahissaient l’homme, même dans les moments où celui-ci s’évertuait, par l’expression ou par le geste volontairement grossiers, à dérouter l’observateur.

— Vois-tu, mon cher Adrien, dit-il avec de la mélancolie dans la voix, tu as hérité de ta mère une honnêteté plébéienne, beaucoup de franchise rustre, un très bon cœur, et cela t’aurait suffi ; mais ton diable de père a tout gâté, en y mêlant une masse de sensibilité hellénique et toute l’audace des pirates céphalonites dont il descendait. Ainsi, tu es sorti nature d’artiste, c’est-à-dire tzigane, c’est-à-dire un homme qui peut facilement envoyer son père au gibet ! Au reste, dans votre histoire roumaine, presque tous vos princes sont issus de ce mélange-là, et presque tous sont montés sur le trône après avoir d’abord fait assassiner le père et crever les yeux du frère aîné. Ensuite ils bâtissaient une église de boue !

Adrien partit d’un grand éclat de rire :

— Non ! Je ne te ferai pas assassiner, ni crever les yeux !

— Ça, non, mais tu pourrais très gentiment me faire envoyer en Sibérie ! Et maintenant, passons au pratique, voyons ce que nous allons faire à Bucarest.

Ils reprirent des cigarettes russes et redemandèrent des cafés. Mikhaïl questionna, les yeux pleins de malice :