Page:Europe (revue mensuelle), n° 122, 02-1933.djvu/82

Cette page a été validée par deux contributeurs.

La rue Grivitza fourmillait de peuple circulant à la débandade, ou plutôt à la diable : Olténiens désœuvrés, manœuvres chômeurs, paysans hagards, tsiganes flâneurs, hommes et femmes, tous pieds nus et vêtus de loques. Les femmes portaient souvent des enfants ou les traînaient. On se heurtait à chaque pas, on s’injuriait. Les mots les plus obscènes étaient lancés à toute volée. Adrien n’entendait rien et ne voyait que le dos de Mikhaïl. Il regardait avec amour le dos de son ami et tâchait de ne pas le perdre de vue. Il aurait voulu le caresser, tenir longuement sa main sur ces aimables omoplates qui faisaient onduler le vêtement, car la valise écrasait un peu les épaules de Mikhaïl. Celui-ci, de taille moyenne et de constitution plutôt faible, avançait péniblement, zigzaguant parmi les piétons qui le bousculaient presque à plaisir. Ses jambes courtes défaillaient parfois, et son chapeau était sur le point de tomber.

« Je mérite d’être battu », se disait Adrien, humilié par ce spectacle. Il sentait un besoin irrésistible de se précipiter sur Mikhaïl, de lui baiser le dos et de lui arracher la valise. Mais alors, quelle histoire ! Son ami ne lui eût jamais pardonné une telle « mascarade », ainsi qu’il appelait toute manifestation sentimentale déplacée.

Par bonheur, ce supplice ne fut pas long. Mikhaïl disparut dans un café. Adrien soupira soulagé. Ils prirent place à une table située dans un coin discret et aussitôt le Russe montra au jeune étourdi un visage joyeux.

— Eh bien ! dit-il, c’est fini. N’en parlons plus. Quant à la querelle de la maison, je t’ai toujours dit : tu as tort. Il est naturel que ta mère ne puisse pas te comprendre. Ta vie, comme la mienne, est celle d’un vaurien. Une mère ne peut pas approuver cela. Pourquoi donc la tourmentes-tu, en t’obstinant à lui faire croire que ta conduite serait raisonnable ? Non, elle ne l’est pas. Nous sommes des fous !

Mikhaïl se tut, étonné de voir Adrien si sage et repentant. Accoudés face à face, ils se souriaient, les yeux dans les yeux, Mikhaïl portait maintenant une barbe rousse comme sa moustache. Cela allait mal avec ses cheveux, noirs comme du bleu de Prusse. Adrien eût voulu questionner tout de suite son ami sur la Mandchourie et sur la guerre russo-japonaise, d’où