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Le calme que s’imposait en toute circonstance ce grand nerveux qu’était Mikhaïl Mikhaïlovitch Kazanski exerçait une influence salutaire sur le tempérament un peu débraillé d’Adrien. Cette fois encore les paroles fermes du Russe mirent de l’ordre dans les nerfs de son jeune ami. Toutefois celui-ci ne put s’empêcher de ponctuer sa mauvaise humeur en employant de gros mots accompagnés de grands gestes :

— Qu’est-ce qui ne va pas ? dit-il en levant les bras au ciel. Eh bien, c’est cette chienne de belle vie, qui va mal ! Et cela, toujours à cause de ma mère : elle me veut garçon modèle ! Modèle, à sa façon de comprendre la vie.

Mikhaïl s’arrêta, posa la valise à terre donna un coup d’œil à la ronde, enfonça les mains dans les poches de sa veste et, dépouillant son visage de toute expression, regarda Adrien dans le blanc des yeux. Puis :

— Les passants vont croire que nous nous disputons. Et tu sais bien que je n’aime pas mettre tout le monde dans mon intimité. Alors voilà : j’irai en avant avec la valise et tu me suivras à dix mètres jusqu’à ce que tu aies maîtrisé tes mauvaises manières.

Et il repartit d’un pas pondéré, la valise sur l’épaule droite.

Adrien montra promptement un sincère regret d’avoir fâché son grand ami, et il eût volontiers accepté deux gifles pour que Mikhaïl renonce à la cruelle punition qu’il lui administrait, mais il savait qu’il était inutile d’ouvrir la bouche. Devant les récidives d’Adrien, le noble Tatar était d’une intransigeance farouche.

— Seuls les buffles, lui avait-il dit une fois, ont besoin d’une gaule pour être conduits. Les gens, et surtout les gens à prétentions, doivent comprendre en peu de temps ce qui est recommandable.

Aussi, bien que navré, Adrien dut obéir. Il suivit son ami, tête basse, comme un chien battu. Cet incident fâcheux survenu, à l’instant même où ils se revoyaient après une séparation d’une année, le chagrina outre mesure. Il se promit, pour la centième fois, de racheter sa nouvelle imprudence en surveillant de plus près sa nature impulsive.