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Adrien savait que, selon sa mère et selon tout le quartier, n’était convenable qu’une vie pareille à celle de la locomotive — bête de trait. Bien pis, lui, il devait encore se marier, user ses os entre une famille misérable et un infâme atelier.

Non. Pas ça ! Plutôt le vagabondage ! Plutôt le mépris universel ! N’était-il pas maître de son existence ? Pourquoi lui imposer la charge d’une famille et le bagne d’un atelier ? Non, non ! Il aimait courir la terre, connaître, contempler. Voilà la vie qu’il aimait, au prix même de tous les sacrifices, de toutes les souffrances.

Au reste, Mikhaïl menait cette existence-là, Mikhaïl qui était né noble, et cela lui suffisait : c’était un magnifique exemple de volonté, de vie indépendante, contemplative. De cinq années plus âgé que lui, Mikhaïl soumettait à l’examen d’Adrien une expérience qui lui permettait de contrôler ses actes à chaque instant, de voir le bien et le mal, le beau et le laid du chemin qu’il s’était choisi.

— Tiens ! fit-il soudain, Mikhaïl doit m’attendre sur le quai du côté de la rue Grivitza. Je l’ai oublié, comme un imbécile !

Ses pensées l’avaient distrait au point de se laisser entraîner dans une autre direction par une foule d’ouvriers agricoles descendus du même train, lamentable cohue qui venait quémander, sur le marché de la capitale, du travail payé à raison d’un franc cinquante et nourri, pour des journées de seize heures. Adrien, chargé de ses bagages, se dégagea à grand’peine, jouant des coudes et tempêtant.

— Voilà des gens heureux de pouvoir fonder une famille et de s’engager comme esclaves pour la vie ! s’exclama-t-il avec mépris. Est-ce là mon destin ? Ah, non ! je préfère être bandit ou crever tout de suite !

Il bougonnait presque à haute voix. Mikhaïl le vit de loin, accourut et lui ouvrit ses bras. Ils s’embrassèrent comme des mâles, mais avec une chaleur d’amants. Car ils s’aimaient mieux que des amants.

— Allons d’abord dans un café, pour que tu t’y remettes un peu, dit Mikhaïl. Tu as l’air furieux. Qu’est-ce qui ne va pas ? Et arrange-toi ce chiffon de cravate que tu portes toujours de travers. Passe-moi ta valise.