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voyageur ; la grande actrice, à la prostituée de luxe et au cabotin à toupet ; le banquier juif à son employé. Adrien fut heureux de trouver une petite table libre près d’un cercle d’écrivains parmi lesquels on voyait la figure noblement souffreteuse du poète Anghel et la tête ébouriffée du conteur Delavrancea, tous deux très aimés du public. Le dernier, beau parleur, dissertait sur le symbolisme. Le premier écoutait avec déférence et ne répliquait que rarement de sa voix opaque de tuberculeux. Parmi les tables évoluaient avec grâce de jolies filles tziganes, les bras chargés de superbes roses. Anghel cédant aux instances d’une favorite, en choisit quelques-unes et les offrit aux trois belles femmes du cercle, après avoir demandé anxieusement, à sa « tzigancoutsa » :

— J’espère que celles-là tu ne les as pas arrosées avec de l’eau de ta bouche ?

La vendeuse se contenta de sourire et de baisser les yeux avec coquetterie. La question n’était, hélas, que trop à propos. Le poète l’avait une fois évoquée publiquement.

Adrien observait discrètement le groupe des artistes et tâchait d’en saisir les gestes et la conversation. Dans son culte pour la belle personnalité humaine, il était avide de connaître ses traits caractéristiques en confrontant les images qu’il s’en faisait avec le document vivant. Mais les occasions qui s’offraient à lui pour ce genre d’investigation étaient bien rares ; car il n’aimait pas se faire remarquer en se comptant parmi les snobs, les satisfaits et les ratés qui foisonnaient, autour de quelques vrais artistes de l’époque, les importunant dans tous les lieux publics, dès qu’on les y apercevait, Adrien estimait qu’on peut parfaitement être quelqu’un, avoir une personnalité marquée, sans être nullement un artiste créateur, mais simplement un homme qui pense, le consommateur émérite d’un art quelconque. Une autre raison encore l’empêchait de baver après l’artiste créateur : il attribuait à celui-ci une mission civilisatrice dont la générosité, la grandeur d’âme devaient être la condition première, et il savait qu’à cet examen-là peu de soi-disant « grands artistes » résistaient. Et autant il était heureux quand l’artiste, l’écrivain surtout, correspondait à la conception qu’il avait du grand homme, autant il s’attristait quand la réalité, lui infligeait de cruels démentis.