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Mikhaïl n’était plus narquois. Il dit, sérieux :

— Je m’attendais à ce que tu regimbes contre mon « Bureau » et c’est pourquoi je te fais faire cette promenade. Je vais t’expliquer la chose. Il n’y a pas de « terreur de la faim », mais son apprivoisement. Voilà ce que tu ignores. Malgré ta facilité à donner ton argent, tu es un vagabond égoïste. « Séparer les jours agréables des jours tristes ! » C’est très beau. Et après ? Un vagabond surpris par la misère dans un isolement total est un homme perdu, ou plutôt deux fois perdu. Il doit choisir entre la mendicité et l’inanition sans issue. Te souviens-tu de mes jours de famine, à Braïla, quand je devais vivre de la vente des plombs de wagons que je ramassais sur les voies du port ? Et bien, je vivais alors une… « séparation » à souhait. J’ai passé tout un été sans presque échanger un mot avec un être humain, j’ai failli succomber à l’intoxication que je t’ai racontée : il n’y eut que la pauvre lipovanca, cette Russe encore plus malheureuse que moi, qui vint me réchauffer avec son regard compatissant.

Non, mon ami. Il y a une solidarité des vagabonds, comme il y a une solidarité des arbres de la forêt, qui les défend contre les cyclones par trop violents. Dois-je te dire plus ?

Adrien se sentit ébranlé dans sa répulsion du spectacle de la misère permanente, mais non convaincu. Il savait ce qu’il savait :

— Oui, Mikhaïl, tu es, comme toujours, difficilement réfutable. Cependant je ne te comprends pas. Toi, si indépendant, si sauvage, presque misanthrope — ce qui n’est pas mon cas —, tu te complais dans la vie en commun. Je la déteste : celle des riches autant que celle des pauvres. Je me livre volontiers aux hommes, corps et âme. Je suis prêt à partager avec eux mon dernier morceau de pain. Mais je tiens à garder intact mon droit de les fuir le jour où je sens qu’ils veulent limer ma fantaisie, mon imagination. Et la masse fait toujours cette opération-là. La masse, ou seulement l’homme-masse, l’homme qui peut se multiplier à l’infini sans jamais changer de figure. C’est l’humanité-ennui, l’humanité-cafard. Je ne l’aime pas ! Si elle avait un instant de lucidité, elle se suiciderait. Son existence est nulle comme celle du désert. Je veux bien donner ma vie pour qu’elle puisse un jour