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— Tu vois ? dit Mikhaïl, en grec : il est fou, mais quand il s’agit de boulotter, il ne perd pas le nord.


Mikhaïl entraîna Adrien vers le centre de la ville. L’apprenti vagabond cheminait aux côtés de son maître, la tête un peu houleuse. Il ne réalisait pas très bien tout ce que ses sens avaient perçu depuis son arrivée dans la Capitale. Le beau et le laid, les illusions complaisantes et les avertissements sévères se mêlaient et formaient un tout grisâtre qui contrariait son besoin de voir clair, gâtait sa joie de se sentir libre. À cette opacité de sensations il préférait le danger net. Au danger, il savait s’attaquer de front, le vaincre ou lui payer l’inexorable tribut de toute liberté coûteuse, mais, d’une façon ou d’une autre, le liquider promptement. Tandis que l’incertitude, la chicane du sort, non !

Il retournait à Bucarest, après avoir une fois déjà goûté de sa misère pendant une année. Il savait donc à quoi s’en tenir et admettait d’avance toutes les embûches que le sort s’acharne à semer sur la route du vagabond. Il acceptait la souffrance avec un élan héroïque, sans mesquinerie, mais il exigeait du destin que les entr’actes de cette souffrance fussent lumineux, réconfortants.

Or, voici que Mikhaïl lui faisait flairer l’odeur de la misère au moment même où il réclamait son droit à l’entr’acte qui crée les beaux souvenirs, propres à vous faire supporter les malheurs prochains.

Il se retourna contre son ami :

— Pourquoi était-il nécessaire que tu me fourres tout de go, dans ce maudit asile de nuit, avant même que je me fusse payé ma semaine de soleil ?

— C’est mieux comme ça.

— Je crois que tu te trompes. On doit séparer nettement les jours agréables des jours tristes. Et tu me fais sentir, dès à présent, toute la misère qui m’attend demain. Ton « Bureau » avec ses malheureux, ses sectaires, ses fous, sera pour moi une cause permanente de cafard. Il peut bien être intéressant : je n’aime pas ce trou noir. J’y vivrai entre la terreur de la faim et celle de la discipline socialiste que Cristin veut m’imposer.