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— Oui, Monsieur Macovei, c’est votre tour.

Ces deux-là avaient convenu de préparer leurs couchettes à tour de rôle. Pour ce faire, on entrait par une porte qui donnait sur l’atelier voisin et, de là, on pénétrait dans le dépôt de marchandises, fournitures et vieux articles que les plapamari possédaient dans la cour de l’immeuble. Ce dépôt était toujours plein de matelas et couvertures usagés qui attendaient d’être remis à neuf. On en choisissait à volonté et on s’en servait, transformant le « Bureau » en un asile de nuit. C’était permis, avec la recommandation expresse de faire attention à l’incendie, facile à provoquer dans le dépôt, la maison ne disposant pas de lumière électrique.

— Nous vous rejoindrons dans une petite demie-heure, dit Mikhaïl. Nous allons faire un tour jusqu’à la Calea Victoria, afin de permettre à notre « ragougnasse » de se calmer. Nous y accompagnez-vous, Nitza ?

— Non. Je ne suis pas habillé pour la Calea Victoria. Puis je suis d’une humeur noire. Ce mois-ci, tout mon gain s’est élevé à quinze francs. Je n’ai presque plus une chemise propre à me mettre. Bientôt j’aurai des poux ?

Nitza cracha et demanda à Mikhaïl sa blague à tabac. Pendant qu’il roulait sa cigarette, songeur, on vit tout à coup un homme qui, surgissant de la ruelle obscure d’en face, obliqua en courant droit sur le groupe des trois amis. La forte lumière du réverbère l’enveloppa comme une projection de phare. Il était très grand et squelettique, tête nue, les vêtements en loques, dégingandé. Une canne à la main, il fonça sur le réverbère et frappa le pilier de fonte d’un coup sec de sa canne qui le fit retentir dans la nuit. Puis, l’oreille tendue au bruit métallique, il cria d’une voix rauque, mais solennelle :

— To-ki-o-o-o !

— Bon, dit Mikhaïl, ce soir c’est Tokio.

Adrien crut qu’il était dans un rêve, d’autant plus que ses deux compagnons ne semblaient nullement surpris de cette étrange apparition nocturne et du geste insensé du drôle. Celui-ci, son coup fait, s’approcha du groupe et salua, imperturbable :

— Méphistophélès souhaite aux amis toutes les joies de l’hémisphère.