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de rapport à son associé, M. Léonard. Au reste, chacun semblait prêter attention à ce rapport, même Mikhaïl.

— Eh bien, voilà, disait Cristin, la journée n’est pas trop mauvaise. J’ai encaissé trois placements de ces Messieurs : la cuisinière placée par M. Macovei rue du Couteau d’Argent ( « que c’est bête, pensait Adrien, une rue qui ne peut s’appeler autrement que le Couteau d’Argent » ) ; la bonne à tout faire, placée par Nitza chez le procureur Stavreses ; la cuisinière placée par Mikhaïl rue des Boulangers. Enfin, j’ai encaissé deux placements personnels : le Dr Manolesco et l’actrice Sylvia Pralea.

Après chaque encaissement annoncé, tout le monde criait hourra ! et la voix de Macovei tintait, dans l’ensemble, comme une petite cloche. Adrien demanda tout bas à Mikhaïl pourquoi ces hourras et de quoi il était question.

— Chaque agent, expliqua Mikhaïl, place des domestiques. De la taxe réglementaire de cinq francs par placement, trois sont pour le « Bureau » et deux reviennent à l’agent. Et c’est là tout le salaire et tout le gagne-pain de l’agent, ce qui ne serait pas trop mal si tout allait pour le mieux. Mais voilà : les trois quarts des placements vont à l’eau, soit qu’au bout de huit jours le domestique fiche le camp, pour une raison ou pour une autre, soit que le patron le renvoie, également pour des raisons qu’il est inutile de discuter. Mais, le plus souvent, on ne peut « encaisser » tout simplement parce que les maîtres sont rapiats : ils se dérobent, tergiversent et parfois se refusent sans plus à payer la taxe. Certes cette taxe est imposée par un règlement de police, mais qu’est-ce qu’on peut faire contre les mauvais payeurs ? Ne sont-ils pas les maîtres du pays ? Aussi, la plupart du temps, le pauvre agent ne fait que courir d’un bout à l’autre de la Capitale et user les semelles, pour rentrer le soir et coucher l’estomac vide. C’est alors que Cristin entre en jeu et avec sa terrible gueule, réussit souvent à faire « casquer » le réfractaire. Aujourd’hui, comme tu vois, il a encaissé trois placements que nous considérions comme perdus. Cela mettra ce soir un peu de beurre dans les épinards de Nitza et de Macovei qui depuis deux jours, n’ont même pas de quoi s’acheter du tabac. Aussi les hourras sortent-ils tout seuls du fond de ces ventres creux.