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une heure. Ainsi il constata que M. Léonard avait une face osseuse, parcheminée, luisante, marquée d’une sorte de gravité, mêlée d’épouvante, qui venait de ses yeux trop écarquillés. Néanmoins il n’était pas antipathique. Sa bouche, légèrement entr’ouverte, semblait démentir toute trace de méchanceté dans son cœur. Et son crâne nu lui donnait un air de savant envahi par la misère. On voyait cela à sa redingote passablement déteinte, presque miteuse.

Mais ce furent les deux autres personnages qui parurent à Adrien bien plus misérables. Nitza, quoique jeune, avait la physionomie vieillie d’un affamé criblé de soucis : les traits mous, le front plissé, la bouche amère, les yeux voilés d’une résignation fiévreuse, le cou mince. Son corps, os et peau. Les vêtements, malgré de visibles efforts pour les maintenir décents, étaient trop raccommodés et même sales. Pantalon et manches ridiculement raccourcis. Mais il paraissait agile, énergique. Et sa tête noiraude, très chevelue, aux sourcils abondants, aux longs cils mélancoliques et à la moustache gracieuse faisait de lui un beau garçon. Pauvre beau garçon !

M. Macovei, avec sa belle crinière grise naturellement ondulée ainsi que sa petite barbe, aurait fait un superbe Arioste, tel qu’on le voit dans le Larousse, sans cette aimable « bosse » qui lui voûtait le buste et sans la navrante joie de son visage, affreusement buriné par une existence qui avait dû être remplie de passions. Tout aussi pauvrement vêtu que Nitza, il était, des trois hommes, le plus triste, précisément à cause de cette lumineuse joie intérieure dont ses yeux bleus, mi-fermés, et ses nombreux reliefs faciaux, tendrement pétris par une main impitoyable, se couvraient douloureusement, sans invoquer la pitié, mais sans plaider non plus l’excellence de la vie terrestre. Aussi M. Macovei éveilla-t-il promptement le plus sympathique intérêt d’Adrien et devint le centre de son attention. Mikhaïl le remarqua et s’en réjouit car il aimait beaucoup l’ancien négociant.

Adrien sentait le besoin d’entamer sur le champ une petite conversation avec Macovei, ne fût-ce que pour entendre le joli timbre féminin de sa voix, mais il n’y eut pas moyen à cause de Cristin qui vociférait trop en faisant une espèce