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l’air humain, ils ressemblaient plutôt à des sacs de son : si on leur avait ouvert le ventre — c’était le seul service à leur rendre — de la poussière aurait coulé. Ils se vantaient pourtant d’avoir possédé des femmes, reçu des blessures de guerre : impossible d’imaginer la sortie de ces liquides vivants : le sperme, le sang, par des fentes de leur peau.

Les objets de leur volonté n’existaient pas : c’étaient des essences abstraites impossibles même à personnifier pour les faire entrer dans une prosopopée, le bilan, la balance, le crédit, la circulation du capital, le succès commercial, le devoir professionnel. Couchez-vous avec le Capital ? avez-vous le Capital pour ami ? Ces entités les occupaient, emplissaient les minutes : elles volaient tout le temps autour d’eux. Ils étaient abstraits. Ils exécutaient toutes les consignes qui ne concernent pas les hommes comme les ordres secrets d’un vice dont ils ne pouvaient pas guérir. Ils disaient pourtant : la vie, malgré tout, ils pensaient : vivons. Premier cri du réveil, dernier soupir de la veille. Mais il aurait fallu pour que cela fût possible qu’ils guérissent de leurs mauvaises habitudes, de leur digestion, de leur respiration, de leurs mariages, de leurs écritures, de leurs langages. Qu’ils soient transformés depuis les fondations. Mais ces maniaques mouraient à petit feu au service de capitaux anonymes.

Ce qu’il y avait peut-être de plus terrible, c’était de les voir dormir. Ils dormaient la nuit et ils dormaient après leur repas comme des serpents qui digèrent. Je les voyais sous les galeries de la maison endormis dans leurs fauteuils cannés. Ils reposaient enfin arrivés dans un port accueillant, dans une rade sûre, dans le seul bonheur de la journée, défaits, dénoués, la joie posée sur le sommet de l’épaule, le cou plissé, les mains à la traîne, avec des gouttes de sueur roulant