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fuyais et je vois que ce sont des hommes dont le nombre seul risque d’être dangereux. Je les mesure de près, ils ont les mêmes dimensions et les mêmes formes qu’en France. Mais la nuit qui les rendait redoutables, cette nuit de légendes, de savoirs, de mots et de beaux arts est dissipée par le soleil, qui dessèche jusqu’aux morts. Qu’ils sont de peu de poids ! Qu’il m’est facile de saisir pourquoi je craignais d’être pareil à eux !

Voilà le prix des escales. Il n’y a qu’une espèce valide des voyages, qui est la marche vers les hommes. C’est le voyage d’Ulysse, comme j’aurais dû savoir, si je n’avais pas fait mes humanités pour rien. Et il se termine naturellement par le retour. Tout le prix du voyage est dans son dernier jour.

Quant à la poésie, que les derniers éléments minéraux des voyages coulent dans l’oubli des mers.

L’espace ne contient aucun bien pour les hommes. Il y a des écrivains qui parlent des leçons des paysages, ils font semblant de croire que les pierres et le ciel se livrent à une mimique qui fait d’eux des instituteurs. En échange les hommes peuvent imiter les attitudes et les vertus morales d’une ville, d’un territoire, d’une zone de végétation : sérénité, intelligence, grandeur, désespoir, volupté.

Mais les voyageurs sérieux ont fait peu de cas de cette rhétorique : les voyages de Montaigne sont secs, ceux de Descartes sont dénués de tout, à peine s’intéressent-ils aux hommes.

Un homme n’est pas un œil qui apprend ce qu’il regarde, une oreille qui écoute. L’espace n’est pour rien dans les complications que des siècles de culture ajoutent à ses diverses parties. Il ne dit mot, il est prêt à tout ce que les hommes feront de lui. C’est un réceptacle, une cire, il ne faut pas prendre des empreintes humaines pour des propriétés de la cire vierge.