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qu’on vit. Quand on vit bien, il ne s’écoule pas : il est possédé. Mais il y a un arrêt du temps, je ne pense plus à lui : personne ne peut prévoir le jour où il se remettra en mouvement.

Parler ? Il faut avoir à qui parler et de quoi dire. Je pense que je suis le siège d’extraordinaires avertissements de ce qui est pour le regard émoussé d’un vivant le plus grand ennui, la mort. Je ne suis pas plus fort que les autres : je me vois mort mais incomplètement, je me représente une existence dégradée : allons je n’ai pas fait beaucoup de progrès depuis Achille. Enfin je prends cet état pour un avertissement continu de ma mort. Je trouve cet état horrible, la mort me dégoûte si elle est vraiment cela, si elle est moins la négation de tout ce qui va venir qu’une disposition encore humaine comme la maladie, le froid, la douleur physique. Je me sens mort : l’indifférence est mûre. Je ne peux pas appeler ces semaines que je vis autrement que : mort, c’est tout ce qu’un vivant peut penser quand il veut approcher d’aussi près qu’il le peut de la signification du néant. La véritable mort est ce qu’elle est, ce que la vie n’est pas, ce qu’est l’état d’un homme quand il ne pense rien, quand il ne se pense pas, quand il ne pense pas que les autres le pensent. Je n’en suis pas là : au fond rien n’est perdu. Mais mon illusion est effrayante.

J’ai fait le faraud au commencement. Je me disais : je suis réconcilié avec mon corps, je suis refondu au milieu de cette plénitude des gestes qui me sont permis dans la solitude. Mais un corps peut perdre son temps aussi bien qu’un esprit : il peut gâcher les chances qu’il a d’être uni à tout l’ensemble des idées. Il faut qu’il ait des objets pour compagnons, sinon il n’a rien à faire, il est tout seul, il ne sait plus que faire de ses grands muscles, il laisse l’esprit en faillite : quand il a oublié le souffle des maigres vents parisiens,