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aussi répandue que l’utilisation du suffrage universel. Elle remonte aussi loin qu’aux débuts de la Renaissance : c’était un temps où les gens commençaient à en avoir assez, où ils étaient passionnés par des histoires de paradis terrestres perdus et retrouvés, par des anecdotes morales sur les bons sauvages. Ils en croyaient Christine de Pisan racontant du fond du Moyen âge :


Je fus au pais de Brachyne
Ou les gens sont bons par nature
Et ne font pechie ne leidure


Christophe Colomb aperçoit sur l’Atlantique, avant même d’arriver dans sa fausse Amérique, les présages du monde des merveilles : il débarque aux îles : voici, en attendant les massacres, le vrai lieu de la vie humaine partout ailleurs corrompue. On décrit pendant des siècles des voyages imaginaires, comme Platon décrit les îles des Bienheureux, on se croit autorisé à placer le paradis terrestre quelque part dans le monde : c’est une contrée qui a longitude et latitude, la route en est perdue mais une exploration heureuse peut faire retrouver ses coordonnées. Béatitude et joie relèvent de la géographie. Cela continue au xviiie siècle : en attendant la Révolution, les utopies sont voyageuses. Nous en sommes toujours là : des garçons de quatorze ans étouffés par la vertu de la famille, dégoûtés des têtières au crochet sur les fauteuils, des ronds de sparterie sous les semelles, fracturent les tiroirs ordonnés de leurs parents. Des bourgeois mécanisés par l’existence ont leur digestion troublée par le nom des Îles sous le Vent et des Îles Paradis, par l’Astrolabe et la Zélée. On en trouve d’assez candides pour partir vers les îles d’Océanie, vers le centre africain. Les intellectuels ne sont pas plus malins que les enfants et les bijoutiers.