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Ce bonheur de se reconquérir l’absorbait entièrement, il ne se préoccupait au monde que de la conscience retrouvée de l’existence ; il s’écoutait respirer, il posait une oreille contre son oreiller pour entendre son sang. Il ne parlait pas, il ne demandait rien, il regardait son infirmière, sa mère marcher, s’asseoir près de son lit comme des ombres, il ne s’intéressait à personne qu’à lui-même, il travaillait à son retour : ces tâches le divertissaient de tout ce qui n’était pas lui. Toute autre existence que la sienne lui semblait inexplicable, indécente et pleine d’une encombrante bouffonnerie.

— Fallait-il donc risquer la mort pour être un homme ? Tout commençait, il n’avait plus une seconde à perdre pour exister rageusement ; le grand jeu des tentatives avortées avait pris fin, puisqu’on peut réellement mourir.

— Il va falloir choisir. Les songes sur l’étendue de la vie ont fait leur temps… Il va falloir chercher l’intensité… Sacrifier ce qui compte peu…

Ce qui donna peut-être le mieux à Philippe le sentiment du changement qui venait de bouleverser sa vie, ce fut l’affreuse dette de reconnaissance dont sa mère exigea le payement, quand elle put estimer qu’il était hors de danger : elle lui reprocha durement son silence, son éloignement, son égoïsme, et réclama de lui les marques de gratitude qu’il devait à celle qui l’avait veillé pendant des nuits, qui l’avait sans doute arraché à la mort. Il se retrouva aussitôt dans ce monde où les gens qui vous aiment le mieux vous demandent compte de votre existence, ne vous pardonnent pas la solitude du bonheur. Comme il avait réellement failli mourir, il y avait de quoi se méfier pour tout le reste de sa vie. Mais il était encore trop faible pour se révolter, il bougeait à peine. Il se mit seulement à pleurer silencieusement. Sa mère crut que ces larmes étaient des signes de remords.

Il ne pleurait que sur lui-même : tout le monde s’y trompa.


PAUL NIZAN.


FIN