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climat de mon père. Mais je n’avoue cette fatalité qu’aujourd’hui, pour la dernière fois. Rosen est mort, je te tiendrai donc seul pour responsable de ma chute, parce que tu existais…

Le récit de Pluvinage s’achevait sur ces phrases confuses. Serge avait encore écrit trois mots : « Il est inutile… », et les avait rayés.

XXIV

— Comment sort-on de la jeunesse ? se demandait Laforgue, sur le quai de la gare de l’Est, où il marchait de long en large devant le train qui allait l’emmener vers Strasbourg, et la neige des vacances de Noël.

Bien des choses venaient de s’achever.

Rosenthal était mort, ce qui était tout de même plus grave, plus irréparable que tout le reste. Pluvinage était un indicateur au service des Renseignements généraux. Avec Bloyé et Jurien, la camaraderie allait tenir, comme elle était, jusqu’à la fin de l’année, jusqu’aux adieux sans illusions ni grands espoirs après l’agrégation, à la veille des dernières grandes vacances, du service militaire et des voyages qui les disperseraient pour longtemps. Philippe s’imaginait qu’ils se reverraient dix ans plus tard, les années de professorat en province achevées, avec des femmes et des enfants qui se regarderaient de travers, et n’ayant pour ne pas se taire ensemble que des souvenirs refroidis d’École normale et de Sorbonne.

— Nous n’irons pas très loin, pensa-t-il.

Il soupçonnait qu’une épreuve l’attendait, parce que des épreuves terminent toute jeunesse, et qu’il ne se peut point qu’on passe sans rupture de l’adolescence à l’âge viril.

— Les primitifs ont bien de la chance, se dit-il, avec leurs rituels de passage… Il y a de grandes danses et de la boisson, on leur révèle au milieu d’une obscurité truquée, dans le mugissement des bull roarers des tas de secrets virils, on leur casse une canine ou on les circoncit, ou on leur fait des incisions assez élégantes dans la peau du dos, je ne vais tout de même pas me faire circoncire, je manquerais de foi… Ce sont des histoires assez simples de sang et d’érections,