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deurs, un bond, une rupture, une réincarnation : on est hors l’être, comme dit Montaigne des morts.

Je me dis aujourd’hui qu’il faut que quelque grande idée conduise les espions et les dénonciateurs, s’ils veulent vivre. Il faut qu’on puisse croire à la sainteté même de sa trahison : l’homme est décidément un animal trop noble pour mon goût. Je ne me sens pas justifié. Me voici donc votre ennemi, l’ennemi des communistes : comment vivre sans me prouver la dignité de ma trahison ? Sans oublier qu’elle ne fut commendée que par la haine que j’éprouvais pour vous, la volonté de vous atteindre ? La rancune conduit aux trahisons, mais les trahisons ne guérissent point de la rancune : il eût fallu un éclat, une décharge du ressentiment dans la haine, mais cette substance explosive n’explose jamais, toutes ses bombes font long feu…

Vais-je devoir croire pour ne pas désespérer de moi-même que le capitalisme est un ordre éternel, capable de sanctifier comme un Dieu toutes les trahisons qu’on commet en son nom ? Va-t-il falloir croire aux ordures de l’ordre ?

Il est dur de penser que les communistes avaient raison, que je n’ai pas seulement trahi des hommes détestés, mais la vérité et l’espoir. Vous m’avez tout appris de votre vérité, je puis la combattre, mais je ne peux plus être dupe des mensonges qu’on dresse contre elle. L’homme qui veut jouer l’histoire est toujours joué, on ne change rien par des petits moyens. La révolution est le contraire de la police.

Au fond, ce qui m’a conduit chez le commissaire, c’est le soupçon que vous avez fait peser sur moi depuis le premier jour. Le désir de justifier votre défiance, cet air d’accusation où mon nom, mon visage, mon enfance me condamnaient à vivre, le personnage que vous n’avez jamais pu ne pas me soupçonner d’être. Le sentiment de ma différence, de la communion impossible…

Massart m’a dit un jour que beaucoup de policiers sont des enfants assistés, des hommes sans nom qui furent un jour baptisés Fauxpasbidet, Peudepièce. Je n’échapperai pas à ces enfants perdus. J’aurai esquivé vingt ans à cet univers de la mort où je suis né et qui ne se compose pour chaque homme que par degrés. Une affreuse fatalité me ramène au