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Quand une idée paraît, c’est qu’elle a fait un long chemin. Elle arrive parfaitement formée et adulte, il est trop tard pour la tuer. Tu ne peux pas savoir comme ça a la vie dure, une idée, comme ça doit être plus difficile à détruire qu’un homme. Celle-là s’est promenée pendant des jours, il y avait des matinées, des après-midi entières où je l’oubliais, comme on oublie l’angoisse de la mort, la descente au néant chaque fois qu’on croit être heureux, et tout à coup, elle reparaissait, elle était terriblement dure et narquoise, comme si elle avait joué tout le temps à cache-cache avec moi, elle était comme un spectacle immobile et précis entre le monde et moi. Je me rappelle un des derniers jours : je me promenais le long des quais, je ne pensais à rien, ou vaguement à mon corps, à ma peau, je regardais en face de moi les fenêtres du Louvre et je me disais qu’elles me rappelaient un souvenir que je n’arriverais pas à dépister. Elle a refait son apparition, juste en haut et à droite de ma tête, avec un scintillement de pierre. Chaque fois, elle grandissait, pareille à un tic, à une obsession, impérieuse comme un geste.

Je savais que Rosenthal était rentré depuis des semaines à Paris : je l’avais vu un matin que je traversais la place du Carrousel, il marchait aux côtés d’une grande jeune femme habillée en noir et rose, qui le regardait comme on ne regarde que les hommes qu’on aime. Je passai à deux mètres d’eux, Rosenthal feignit de ne pas me voir. Je vous sentis plus distants, plus durs, plus enfoncés dans votre vie que jamais. Peut-être n’en fallait-il pas davantage pour diriger mes pas vers le parvis Notre-Dame ; j’allais ce jour-là à la Bibliothèque Nationale, je ne franchis pas la rue de Rivoli, je tournai vers le Châtelet, j’arrivai chez le commissaire Massart.

Un gardien m’indiqua les bureaux des Renseignements généraux, je me perdis dans des couloirs gris et ternes qui ressemblaient à des couloirs d’hôpital : je me précipitais les yeux fermés jusqu’au fond de mon enfance, mon père allait ouvrir la première de ces portes vitrées, je reverrais ses aquarelles funéraires sur les murs. Un garçon de bureau m’annonça enfin chez Massart, qui me fit attendre longtemps. J’entrai, le commissaire se leva et me dit :

— Quel vent t’amène ?