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de la revoir : je ne savais à qui parler. Je me rappelai un jour Régnier chez qui j’étais allé au printemps avec vous, je me résolus à aller le voir pour lui parler de moi, lui demander conseil, lui raconter des projets de livres, d’essais : la littérature me semblait un moyen d’en sortir. Je croyais encore aux donneurs de conseils, aux curés.

J’arrivai une après-midi à Mesnil-le-Roi, je sonnai. Régnier qui paraissait assez ennuyé de me voir m’ouvrit. Je craignais qu’il n’eût oublié qui j’étais, il se souvenait de moi. La conversation marcha mal. Tout à coup, des pas firent craquer le gravier d’une allée. Un homme parut : il était en bras de chemise et avait les pieds nus dans des sandales de cuir ; il m’aperçut et dit à Régnier :

— Tiens, tu as des visites, excuse-moi…

— Tu n’es pas de trop, dit Régnier.

— Mais non, dit le nouveau venu, je te laisse à tes visites, je remonte travailler.

Ce visage me paraissait familier, mais j’étais paralysé par l’effort que je faisais pour lui donner un nom. Il me revint soudain et je m’écriai :

— Mais c’est Carré !

Je venais de reconnaître, malgré une barbe en pointe qui le transformait, Carré, que j’avais entendu deux ou trois fois dans des meetings, et dont L’Humanité avait publié le portrait au moment du complot.

— En effet, dit Régnier, d’un air de gêne. Vous n’en direz rien.

— N’ayez pas peur, dis-je. Je suis du parti. Dites-le lui… Excusez-moi d’être venu. Mais j’étais en promenade à Maisons-Laffite, j’ai pensé venir vous saluer…

— Vous êtes bien gentil, dit Régnier.

Je n’avais plus rien à faire, j’étais de trop, je pris congé maladroitement de votre ami.

Plusieurs jours passèrent. J’avais oublié cette rencontre. Je m’éveillai un matin sur un rêve : je venais de dénoncer la retraite de Carré à un homme qui avait tantôt les traits de mon père, tantôt mon propre visage. Il fallut que je touche la hanche de Marguerite pour m’assurer que je ne rêvais plus. Avions-nous assez ri de la psychanalyse quand nous travaillions à Sainte-Anne chez Dumas ?…