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et je regardais Paris et l’immense banlieue, ce grouillement de vermine vivante, ou je m’étendais sous un arbre, et je dormais dans cet air militaire traversé des coups de clairon des soldats à l’exercice du 5e régiment d’infanterie, qui montaient de Courbevoie. Pas un jour, je n’ai pensé à aller jusqu’au Vésinet revoir Jeanne : je savais que ma tante vivait toujours, et que Jeanne la soignait ; ma mère disait que sa nièce se fanait : penser à elle m’inspirait moins le regret qu’une sorte de bizarre répulsion…

Imagines-tu les dîners avec ma mère, ces tête-à-tête sous la lumière poisseuse de la suspension, le glissement des pantoufles de la bonne, le ronronnement de la voix de ma mère qui me parlait de sa jeunesse dans le 15e, des amis de mon père, de ma sœur et de ses enfants ? J’étais repris par les toiles d’araignée de mon enfance. Le dimanche je fuyais complètement pour éviter ma sœur et sa bande.

Cette solitude était affreuse. J’écrivais à Marguerite que je l’aimais, et je m’en persuadais un quart d’heure, bien que je n’aie jamais eu pour cette grande fille simple qui couchait comme on respire qu’un assez vif attrait sensuel. Il faut bien vivre.

J’assistais régulièrement aux réunions du parti qui n’étaient pas toujours réconfortantes. Comme tu le sais sans doute, malgré ton voyage, en Angleterre je crois, toute cette période des vacances a été extrêmement tendue et une répression sévère a frappé le P.C. qui organisait une grande campagne contre la guerre. Dans la dernière semaine de juillet, les incidents se multiplièrent. Vint le 1er août. La veille, Briand, qui venait de prendre la présidence du Conseil, eut à la Chambre une majorité de près de deux cents voix ; dans la soirée, l’imprimerie de L’Humanité fut saccagée par la police. J’étais au Croissant, tout était noir d’agents, on arrêtait au hasard les typos. Cette agitation dura jusqu’à quatre heures du matin, au moment où le jour se lève. Dans la journée, Paris fut en état de siège, les autos de la préfecture circulaient, les gardes à cheval tournaient doucement sur le macadam sablé des boulevards. En août et en septembre, les arrestations continuèrent. C’était un grand complot, on accusait les communistes d’avoir préparé pour le 1er août « une révolution concertée et prépa-