Page:Europe, revue mensuelle, No 192, 1938-12-15.djvu/48

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pas, vous vouliez demeurer libres, et vous vous contentiez de vous exalter en pensant aux morts du 1er mai, à Berlin.

Une fois encore, je crus pouvoir vous pardonner : il y eut un domaine de la politique et de l’esprit où je vous avais dépassés, où j’étais en avance de six mois, de deux mois sur vous, vous n’en reveniez pas…

Je me souviendrai toujours de mon passage dans le parti comme d’un de mes rares moments de détente et de paix. J’étais par hasard tombé dans la cellule d’une usine du 20e, une entreprise de petit outillage mécanique du côté de la place des Fêtes : nous y étions peu nombreux, onze ou douze, c’était une organisation où on pouvait faire connaissance. J’étais le seul rattaché, comme on disait dans le parti. Ces types étaient extrêmement braves et amicaux, ils ont tout fait pour me mettre à l’aise. C’était une époque où on faisait encore beaucoup d’ouvriérisme dans le parti, mais ils ne me marquèrent jamais ma condition d’intellectuel que par une espèce d’ironie cordiale dont il m’était impossible de m’offenser. Ce petit groupe d’hommes m’a donné la seule idée que j’aurai d’une communauté humaine : on ne guérit pas du communisme quand on l’a vécu…

Personne ne me demandait compte de ma vie passée, de ma famille : si je leur avais parlé du métier de mon père, ils y auraient simplement dit qu’il y a quand même des gens qui font des drôles de trucs auxquels on ne pense pas. Comprends-moi : la question du péché social originel ne se posait absolument pas…

Cette espèce d’amitié politique couvrait tout, mais dans le seul présent de chacun de nous, elle ne concernait pas seulement l’action, l’usine, la guerre et la paix, mais les ennuis, l’angoisse, toutes nos vies. Comme le parti était fort isolé à cette époque — il l’est encore, depuis le 1er août — le sentiment de la solitude partagée créait un lien extrêmement fort, quelque chose comme une complicité charnelle, une conscience presque biologique d’espèce : pour la première fois de mon existence, j’ai senti une grande chaleur m’entourer.

Mes camarades étaient gais, ils savaient rire, ils étaient beaucoup plus humains que vous-mêmes qui aviez sans cesse à la bouche les mots d’Homme et d’Humanisme. Ils man-