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eux, la gravité avec laquelle vous discutiez avez eux ; j’en étais irrité pour vous, il me semblait que vous perdiez votre temps ; je faisais tout pour que vous me remarquiez, que vous vous rendiez compte que j’étais à un niveau plus haut que ces garçons solides, mais grossiers, mais je n’obtenais rien de vous qu’une cordialité indifférente. Vous me paraissiez seuls dignes de moi, et j’éprouvais en face de vous une exaspération perpétuelle.

Je vivais dans un singulier état de rancune aussi vague que les premières ruminations sur l’amour. On m’avait bien élevé : les humanités sont une culture noble ; cette haine cachée me paraissait ignoble. J’ai tout fait en vain pour surmonter ma rancune. Mais rien ne m’a jamais délivré de moi-même, ni au lycée le travail — te rappelles-tu comme j’ai travaillé l’année du concours de l’École ? — ni plus tard, sans que vous en ayez rien su, la débauche.

On raconte à la campagne des histoires de bonnes femmes sur les enfants noués qui ne peuvent grandir droit : j’étais comme eux, moralement, j’étais noué. Et vous, vous étiez là, impardonnables et insolites comme tous les objets, comme tous les êtres. Votre existence seule suffisait pour que je me sentisse victime d’une injustice diffuse qui m’intoxiquait peu à peu. Vous ne vous êtes jamais douté de l’admiration haineuse que j’éprouvais pour vous : peut-être vous eût-elle paru naturelle ou flatteuse.

Là-dessus, le concours de Normale est arrivé : vous êtes entrés à l’École, comme nos professeurs et nos camarades le pensaient. J’étais quarantième après l’oral : je ne me voyais pas boursier de licence dans une faculté de province, j’ai choisi la Sorbonne, renoncé à la bourse et à une nouvelle préparation à l’École. Cet échec m’écartait de vous, j’étais désespéré, je ne savais comment poursuivre avec vous cette vie commune dont j’avais tant souffert, je n’imaginais même pas que je pusse vous oublier. Vous avez été abominables, vous avez essayé de me consoler de mon échec, jamais vous ne m’avez vu davantage que pendant votre première année d’École : vous me disiez de venir travailler rue d’Ulm dans votre turne, vous me procuriez des leçons, des tapirs pour aider ma vie d’étudiant libre, et parce que vous saviez que