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souvenirs de lycée : je mentirais si je disais que j’ai beaucoup souffert jusqu’à dix-sept ans de la honte secrète que ma famille m’inspirait ; il y a le travail enfantin, le jeu : l’enfance sait mettre en sommeil les drames futurs de l’homme. Tout s’est précipité quand je vous ai connus à Louis-le-Grand.

Nous venions d’entrer en première supérieure, nous nous ignorions tous parce que nous arrivions de dix lycées différents de Paris et de province, nous étions tous des gloires de nos lycées, nous éprouvions tous ce stupide orgueil collectif des candidats aux Grandes Écoles : nous devions être soixante-dix égaux. Je n’ai pas partagé quinze jours ces plaisirs.

Je m’explique encore mal les côtés fulgurants de ma rencontre avec vous. On a trop parlé des coups de foudre de l’amour, mais personne n’a rien dit des coups de foudre de l’envie. Rosenthal et toi m’avez inspiré sur-le-champ un sentiment passionné où la nécessité aveuglante de vous imiter se confondait avec le besoin de vous haïr.

Vous me paraissiez inimitables et vous m’attiriez comme les soldats parisiens attirent parfois au régiment les recrues du fond des brousses. Vous réussissiez tout avec une facilité qui me déconcertait ; vous étiez de ceux dont on disait qu’ils entreraient rue d’Ulm comme ils voudraient ; les professeurs entretenaient avec vous un odieux rapport de complicité ; vous faisiez les dissertations de philosophie les plus brillantes ; vous lisiez des livres qu’aucun de nos camarades de province n’avait eu entre les mains et que je connaissais à peine, Claudel, Rimbaud, Valéry, Proust ; vous étiez internes, mais vous aviez l’air lavé, vous vous rasiez, vous reparaissiez le lundi matin en parlant entre vous des jeunes filles avec qui vous aviez dansé le dimanche. Je n’étais occupé que de vous. Il n’était pas question pour moi de me lier avec nos camarades venus du lycée de Bordeaux, de Toulouse ou de Lyon ; ces fils d’instituteurs et de petits fonctionnaires me paraissaient laborieux et lourds et voués à des carrières obscures de professeurs en province ; on apercevait d’avance toute leur vie qui ne serait coupée, comme celle des animaux, que par des maladies, des accidents, des accouplements et par la mort ; j’enviais la facilité avec laquelle pourtant vous étiez liés à