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une habileté patiente et rongeuse une peur invincible du monde. Jeanne n’avait eu entre les mains que des ouvrages de piété, elle croyait aux feuilles de rose miraculeuses de sainte Thérèse de Lisieux, et la renonciation religieuse au monde lui paraissait le seul bonheur. Je suppose que ma tante, avec ce profond instinct calculateur des mourants qui savent durer, croyait qu’elle l’enchaînerait ainsi au moins jusqu’à sa mort, et Jeanne disait en effet que lorsque sa mère ne serait plus là, elle entrerait au couvent : je vois mal comment une fille désarmée, effrayée, ignorante comme une orpheline campagnarde, pourrait échapper autrement à la religion que par ce que ma mère nomme la « noce » et qui n’est que la fureur de la liberté et de la paresse.

Nos visites au Vésinet étaient peut-être les seules vacances de Jeanne, parce qu’on me permettait de la promener et que sa mère disait en levant ses paupières sur ses yeux immobiles qu’il fallait bien que cette pauvre petite, qui n’avait pas tant de bon temps, toujours avec une malade, prît au moins l’air quand elle en avait l’occasion. Nous prenions l’autobus qui monte de Rueil à la gare de Saint-Germain et nous allions marcher sur la terrasse jusqu’au dernier rond-point où s’élèvent des maisons anciennes et assez fantastiques. Je ne rougissais pas de sortir avec cette fillette qui portait encore des jupes à moitié courtes parce que les gens la trouvaient belle et que des hommes se retournaient sur son passage.

Elle était trop éclatante pour que l’idée de la voir s’enfermer un jour dans un cloître ne me parût pas révoltante et je lui disais qu’elle était faite comme toutes les femmes pour vivre. J’avais dix-huit ans — c’était l’année même où je vous ai rencontrés à Louis-le-Grand — comment n’aurais-je pas rêvé de jouer le rôle d’un tentateur, d’un sauveteur ? Mais je n’avais alors connu aucune femme, elles m’inspiraient une peur affreuse : quand je me disais qu’il fallait sauver cette enfant, je devais ne songer qu’à coucher avec elle. Elle était la seule femme auprès de qui je pusse me sentir supérieur…

Un de ces dimanches de Saint-Germain, nous avions pénétré assez avant dans la forêt pour nous y sentir entièrement