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comme une pitié pour ces enfants nerveux et giflés, mais je ne pense jamais sans un mouvement de dégoût aux gros seins de Cécile, cette femme que je n’ai pu de ma vie embrasser sans retenir mon souffle et sans fermer les yeux.

Mes parents voyaient beaucoup une sœur de ma mère, qui s’appelait Antoinette. Ma tante, qui me paraissait vieille, bien qu’elle ne dût guère avoir plus de cinquante ans, était paralysée et presque entièrement aveugle : comme dans toutes les familles de la petite bourgeoisie, on ne parlait de sa maladie qu’avec beaucoup de précautions qui cachaient mal une sorte de sournoise fierté. Quand j’ai travaillé avec Rosenthal et toi à Sainte-Anne, dans un service de neuro-psychiatrie, je me suis aperçu que la tante était simplement parkinsonienne et qu’il n’y avait pas de quoi être si vains. Comme elle habitait dans la banlieue ouest de Paris, au Vésinet — ai-je dit que nous avions un petit pavillon à Neuilly ? — nous allions de temps en temps la visiter ; ma mère disait qu’elle n’avait plus que sa sœur et qu’il fallait se hâter d’aller la voir, de profiter de sa présence sur terre avant sa mort. Mais la tante Antoinette n’en finissait pas de mourir.

Elle avait la méchanceté raffinée des très grands malades ; elle occupait son interminable agonie de paralytique à ronger l’existence de sa fille Jeanne, qui la soignait et ne la quittait pas. Elle avait deux autres filles mariées en province, qui venaient rarement à Paris et qui fermaient les yeux sur la vie effrayante que menait leur sœur. Jeanne, qui, il y a cinq ans, avait une quinzaine d’années, et qui doit être devenue très belle si sa mère n’a pas achevé avant de mourir de la rendre folle, était tout à fait inculte, parce qu’elle avait quitté le lycée à douze ans pour s’occuper de sa mère, et qu’elle ne sortait plus guère du jardin sombre de la villa du Vésinet. Elle grandissait simplement à côté de ma tante, qui regardait toute la journée droit devant elle avec ses yeux d’aveugle et qui racontait perpétuellement des histoires du temps de sa jeunesse et des récits pleins de ressentiment, de questions de préséance et d’égard. À mesure que Jeanne devenait une femme, sa mère tremblait davantage qu’elle ne tombât un jour amoureuse de quelqu’un, comme ses deux sœurs, et ne s’en allât, et elle lui inspirait peu à peu avec