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découpages dans des catalogues de machines-outils, j’ai découpé dans ma petite enfance des modèles de catafalques, de corbillards et de caveaux.

L’un des meilleurs amis de mon père était un petit vieillard qui exerçait les fonctions de géomètre en chef des cimetières. Je suppose qu’il est mort maintenant ; tel que je l’ai connu, il n’a pas dû survivre à la disparition de la cavalerie des Pompes funèbres et à la motorisation des chars. Il devait être assez fou, il faut bien l’être pour se passionner si furieusement pour le décapage des tombes et l’alignement des morts, mais nous voyions à la maison des individus si bizarres que personne n’a jamais songé autour de moi à le juger singulier. Un autre ami de mon père était commissaire à la direction des Renseignements généraux : il s’appelait Eugène Massart et nous lisions assez souvent son nom dans les journaux. Mes parents devaient être assez fiers de lui, puisque lorsqu’il venait dîner, il y avait toujours sur la table une bouteille de moulin-à-vent. Mais j’aurai l’occasion de reparler de Massart…

Je crois que ma famille était vraiment impossible et que j’avais bien raison de rougir d’elle.

Ma mère était une de ces femmes qui accablent leur mari et leurs fils d’une tendresse pleureuse, exigeante et molle : elle a empoisonné mon enfance ; je ne me suis aperçu que très tard de sa laideur, dans le temps que je découvrais qu’elle était sans doute devenue, deux ou trois ans après son veuvage, la maîtresse du commissaire Massart.

Ma sœur Cécile, qui a quinze ans de plus que moi, était aux environs de trente ans une grosse femme qui nous envahissait presque tous les dimanches avec son mari et ses deux enfants et qui parlait d’une voix plaintive et haute de ses malheurs de bonnes, et de recettes de cuisine. Mon beau-frère dirigeait un assez grand garage dans le 12e vers le boulevard Diderot ; il était aussi gros que sa femme et je me demandais comment ce couple qui représentait un si puissant volume de muscles et de graisse, une si ample circulation de lymphe et de sang avait pu créer des descendants aussi maigres et aussi ingrats que mon neveu et ma nièce. J’éprouvais, malgré l’espèce d’horreur qu’ils m’inspiraient,